BCE : Changement de gouvernance ou transfert de « patate chaude » ?

UNION EUROPÉENNE / ZONE EURO

Par Jean-Claude Werrebrouck Économiste, professeur à l’université de Lille

7/7/20248 min read

Depuis le nouveau programme BCE de rachat de dette à raison de 20 milliards d’euros par mois, les banquiers et ex-banquiers centraux de la zone euro étalent sur la place publique des divergences que l’on pourrait croire radicales. Ces oppositions éludent toutefois avec grand soin le problème essentiel à savoir l’impossible fonctionnement correct des mécanismes qui sous-tendent la monnaie unique.

Le débat est devenu bruyant et obscur avec la publication -le 4 octobre dernier sur le site Bloomberg- d’une vive critique de la politique monétaire de la BCE. Renforcé par les multiples réflexions sur l’héritage Draghi, Il fait intervenir nombre de banquiers centraux, des universitaires et des spécialistes de la finance.

L’essentiel du débat porte autour de l’objectif d’inflation de 2%, objectif réussi pour messieurs Duisenberg (indice des prix passant de 100 en 1999 à 110 en 2004) et Trichet (indice passant de 100 en 2004 à 118 en 2012), et objectif non atteint pour Monsieur Draghi (indice passant de 100 en 2012 à seulement 109 à fin 2019 soit un « déficit » de 18 points par rapport à l’objectif). Derrière cet échec il y aurait une erreur de stratégie, erreur aggravée par la mise en place des politiques non conventionnelles : OMT[1], TLTRO[2], QE[3]. Circonstance aggravante, ces erreurs ont mécaniquement et indiscutablement entrainé des couts micro et macroéconomiques gigantesques : élargissement du champ de la finance avec aggravation des inégalités, des patrimoines rentiers et des dettes publiques et privées ; mauvaise allocation du capital avec dangereux rachats d’actions, maintien d’activités obsolètes et investissements de faible efficience ; affaissement du rendement des banques, des compagnies d’assurances et fragilisation des systèmes de retraite ; autoréalisation de taux négatifs avec perspectives de nouvelles baisses destructrices du capital bancaire ; etc. Au total le bilan Draghi est négatif : objectif d’inflation non atteint et couts associés calamiteux.

Face à cet échec le monde académique et le monde de la finance semblent concentrer leur regard sur le seul couple inflation/taux et ce en l’absence de toute contextualisation concernant la nature et les fondements de ce qu’est le SEBC[4]. C’est ainsi que le monde académique s’interroge sur le « taux d’intérêt neutre », soit le taux qui permettrait à l’économie de fonctionner au plus proche de ses capacités productives[5]….pour conclure que ce taux, certes reconnu comme étant difficilement calculable s’est sans doute effondré et qu’à ce titre les politiques non conventionnelles de monsieur Draghi- certes couteuse- sont néanmoins justifiées. Les taux négatifs deviennent ainsi le prix à payer pour maintenir un minimum d’inflation. De son côté, le monde de la finance – beaucoup plus communiquant que l’austère monde académique – s’interroge, et certains affirment que le couple inflation/ prix s’étant déplacé, ce n’est pas le taux qu’il faut viser mais plutôt un objectif d’inflation à ramener de 2 à 1%. Telle est la position de Jacques de la Rosière, position reprise dans toute la presse financière et combattue par d’autres banquiers centraux comme Jean-Claude Trichet, lesquels proposent, à l’instar d’Olivier Blanchard, que désormais les États prennent le relai de la BCE en adoptant des politiques budgétaires expansives.

Dans ce débat, la discussion consiste à regarder le doigt plutôt que la lune qu’il semble désigner. Certes il est reconnu que Mario Draghi est le sauveur de l’euro avec son célèbre mot du 26 juillet 2012[6]. Mais depuis tout est oublié, et l’essentiel de la politique accommodante déployée entre 2012 et aujourd’hui ne semble plus être intellectuellement articulé sur la crise persistante de l’Euro.

Il convient pourtant d’examiner de plus près les Trois grands outils successivement mis en place depuis 2012 : OMT, TLTRO, QE.

L’OMT lancé le 6 septembre 2012 était ouvertement un outil de sauvetage de la zone et n’avait pas pour objectif un niveau d’inflation. Il s’agissait effectivement de sauver l’euro en achetant spécifiquement des doses d’obligations publiques (Italie, Espagne, Portugal), obligations entachées d’une prime de risque importante, et obligations porteuses d’éclatement potentiel de la zone avec risque de remboursement dans une autre devise. Le programme proposé à l’époque était assorti de conditions extrêmes imposées par le Mécanisme Européen de Stabilité. On sait que ce mécanisme, vivement critiqué par l’Allemagne avec mobilisation de son Tribunal Constitutionnel puis de la Cour de Justice Européenne ne fut jamais mis en œuvre. L’OMT permettait le maintien à flot du sud, limitait probablement les déficits des soldes Target menaçant l’Allemagne, et n’entrainait pas – a priori – de difficultés majeures pour l’épargne allemande. Le mécanisme ne fût jamais enclenché aussi en raison de l’opposition des marchés politiques du sud : il fallait maintenir les apparences de la souveraineté et enclencher une dévaluation interne par soi-même plutôt que de se la voir imposée. D’une certaine façon on peut néanmoins parler d’un succès de l’OMT. Il a fonctionné comme menace ou gendarme à l’encontre des pays du Sud dont le comportement menaçait l’existence même de la monnaie unique. Face au gendarme menaçant, ces pays ont décidé eux-mêmes de procéder aux dévaluations internes et de contribuer ainsi à l’apaisement de la crise de l’euro.

Le TLTRO fut pratiqué à des doses importantes qu’il convient sans doute d’expliquer. Dès 2012 la BCE se met à concevoir des octrois de prêts aux banques et ce afin de consolider un marché monétaire défaillant en raison de la crise de l’euro. Très vite il est apparu que ces prêts furent utilisés par les banques du sud pour acheter de la dette souveraine au détriment d’investissements dans l’économie réelle. Il fut alors convenu que ces prêts devaient être « targettés » d’où le passage de la dénomination « LTRO » à celle de « TLTRO ». Il s’agira alors de prêts aux banques de la zone euro, prêts consentis sous conditions d’octrois par les banques de crédits réels à l’économie. Il s’agit de lier l’aide, son volume et son coût aux performances des banques en matière de crédit aux entreprises non financière et aux ménages à l’exception de l’immobilier. Un système de bonus sous forme de taux avantageux est introduit au profit des établissement les plus performants, tandis qu’un malus est parfois introduit en cas d’insuffisance, par exemple sous la forme de remboursements anticipés. Les vagues de prêts – d’abord LTRO, puis TLTRO – (3 depuis 2012) importantes parce que n’étant que du crédit remboursable ne furent pas responsables de l’embonpoint du total du bilan de la BCE, un total aujourd’hui plus lourd que celui de la FED. Il s’agissait, et il s’agit encore, de s’intéresser à l’investissement dans l’économie réelle. Il faut pourtant noter qu’il s’agissait aussi de compenser par des moyens lourds les dysfonctionnements du marché monétaire. Les centaines de banques européennes qui depuis 2012 jusqu’à aujourd’hui ont présenté des dossiers de candidatures au dispositif TLTRO, étaient aussi, et sont encore, des établissements handicapés par un marché monétaire au fonctionnement défectueux. Aucun dispositif de répartition des crédits entre États n’était prévu et donc le TLTRO n’est pas a priori un outil de consolidation de l’euro. Il le fut néanmoins indirectement, d’abord à ses débuts avec son utilisation pour l’achat de dettes du sud, ensuite pour suppléer à un marché monétaire dont la défaillance n’était pas étrangère au risque euro.

Le QE correspond à l’achat de titres publics sur le marché secondaire de la dette. Ces achats de dettes souveraines concernent tous les États de la zone (à l’exception de la Grèce durant une longue période) et s’effectuent en respectant le poids de chaque État, lui-même évalué à partir de la répartition du capital de la BCE entre États membres. Entre Mars 2015 et Décembre 2018, 2562 milliards d’euros furent ainsi injectés. L’arrêt – très momentané – du QE n’a pas entrainé de dégonflement du bilan de la Banque centrale puisque les remboursements de dette publique ont été, en totalité, réaffectés à l’achat de nouveaux titres. Au-delà on sait aussi que le QE a repris en septembre dernier sur la base de 20 milliards mensuel, ce qui permet de gonfler à nouveau le bilan de la BCE lequel représente aujourd’hui 43% du PIB de la zone euro. Un record.

Deux paramètres importants doivent être mentionnés quant au fonctionnement concret des QE.

Le premier est la mise en place progressive de règles de plus en plus contraignantes par le régulateur afin de réduire les risques d’une finance en très forte croissance. Ainsi la norme EMIR[7] va exiger la généralisation de chambres de compensation fortement consommatrices de collatéral afin de sécuriser les transactions financières. Le collatéral le plus sûr étant les dettes publiques les mieux notées, la norme EMIR sera fortement consommatrice de dette allemande, laquelle va devenir rare donc chère et…. de faible rendement.

Le second est le fait que – dans un contexte de poids des dettes publiques rapportées au PIB très différents[8] – la règle éthiquement indiscutable d’un QE égal pour tous, développe un impact QE plus élevé au nord qu’au sud. Une image peut nous faire mieux comprendre ce contexte : prélever dans un grand lac un seau d’eau développe moins de conséquences que de prélever 2 seaux dans une mare.

Cette contextualisation du fonctionnement des QE nous permet alors de comprendre que même dans le respect d’un principe d’équité, le cout du maintien à flot du marché des dettes publiques du sud développe des conséquences dramatiques pour le nord et en particulier l’Allemagne. Parce que la dette allemande est trop rare (matière première privilégiée pour la collatéralisation et achats de cette même matière première en grande quantité par la BCE en raison du poids du PIB allemand) elle dispose d’un cours abusivement élevé ayant entrainé un premier taux négatif dès juin 2016. Depuis les choses n’ont fait que s’aggraver avec les légitimes protestations des épargnants allemands qui se voient appliqués la règle de « l’euthanasie des rentiers » dans une version inédite[9]. Ajoutons que les QE sont sans effet sur les dérapages des soldes TARGET, autre motif d’inquiétude pour les épargnants Allemands[10].

On pourrait imaginer un basculement des QE vers une stratégie LTRO a priori plus acceptable pour l’Allemagne. Une telle transformation est pourtant peu envisageable et le TLTRO 3 en vigueur aujourd’hui fonctionne lui-même assez mal : beaucoup de remboursements et peu d’emprunts nouveaux au titre de l’économie réelle. Situation qui révèle clairement que les projets d’investissements sont limités dans l’espace européen. Au-delà, les TLTRO sont sans impact direct sur la dette publique qui est la cible des QE.

Le débat concernant le couple taux/inflation est sans doute intéressant mais derrière lui se profile toujours la question du fonctionnement de l’euro. Mario Draghi peut être ouvertement accusé de faire fonctionner abusivement le marché de la dette italienne au détriment de l’épargnant allemand. Pour autant sans cette aide et d’une manière générale sans QE, qu’en serait-il des spreads de taux et de la spéculation sur l’euro ?

Ce même débat introduisant automatiquement celui de la politique budgétaire, il est clair que nous retombons sur la question de la croissance d’une dette beaucoup plus importante que celle de 2008, de sa soutenabilité, et des taux correspondants. La finance reste en apesanteur et la question du sauvetage de l’euro restera le travail quotidien de ceux qui sont à son chevet. Bon courage Madame Lagarde.

[1] « Opérations monétaires sur titres »

[2] « Targeted Longer Term Refinancing Opetrations »

[3] « Quantitative Easing ».

[4] « Système Européen de Banques Centrales ».

[5] Selon ses défenseurs le taux neutre peut être estimé par nombre de paramètres discutables : situation démographique, état des technologies, préférence pour le présent, préférence pour le risque, etc.

[6] « La BCE est prête à faire tout ce qu’il faudra pour préserver l’euro ». Mario Draghi. (« Whatever it takes »).

[7] « European Market Infrastructure Regulation ».

[8] Rapporté au PIB le poids de la dette publique allemande est 2 fois inférieure à celle de l’Italie.

[9] D’où les propos violents que l’on retrouve jusque dans le monde académique allemand. Ainsi Markus C . Kerber évoque « une Allemagne marginalisée par la BCE » et considère que « l’institution n’est plus capable de diriger la politique monétaire » (Les Echos du 21/19/2019.)

[10] Nous contesterons cette crainte dans un papier ultérieur.