Greenspan, l'effet de levier et LTCM

Par Jean-Pierre Gérard, le 2 février 2017.

ECONOMIE

7/7/202412 min read

J’avais communiqué avec Madame Wapler de la chronique Agora sur sa visite aux États-Unis et avec un entretien prévu avec Alan Greenspan. J’ai toujours considéré que Greenspan avait été une catastrophe pour l’économie mondiale et que la politique de QE était absolument déplorable. Je lui ai donc écrit cette petite lettre, que je n’avais communiqué qu’aux membres du bureau. Devant leurs réactions, j’ai pensé utile de préciser les concepts qui étaient sous-jacents à cette lettre.

Je vous communique pour discussion mardi prochain au sein du G21.

Je vous donne le texte de la lettre en italique, et j’explicite après les concepts que j’y utilisais.

« Madame Wapler1 bonjour

« Tout d’abord permettez moi de vous souhaiter une très bonne année2017.

Je vous envie de rencontrer Alan Greenspan au moment où il a perdu son statut d’icône financière. J’ai toujours pensé que cet homme était une catastrophe pour la planète économique. (Mais je dois dire que j’étais très isolé) Non seulement nombre des interventions de la FED sous sa présidence ont été une catastrophe, mais en outre il a contaminé les autres pays qui n’y ont vu que du feu. Les rares fois où je pouvais démontrer à mes collègues qu’il se fourvoyait, car c’était évident, j’en ai été pour mes frais.

Le reproche le plus lourd que j’ai peu lui faire, a été le sauvetage de LTCM et de ses copains prix Nobel, qui avaient trouvé une « martingale », imparable parait-il! Ils avaient travaillé sur le modèle gaussien de répartition des risques. Or tout le monde savait déjà dans les années 90 que le modèle gaussien n’était pas pertinent et qu’il suffisait de regarder les occurrences pour voir que la probabilité des ruptures ne se comportait pas de manière aléatoire définie par le modèle gaussien. Celui ci avait été mis en place et étudié par Bachelier professeur d’économie à Besançon dans les années 1930.

J’avais rencontré à plusieurs reprises Benoît Mandelbrot (X comme moi même) entre 94 et 99. Il était très admiratif de Bachelier en ce sens qu’il avait introduit les mathématiques financières et qu’il avait fait progresser les connaissances. Mais il ajoutait que son approche n’était valide que dans certaines circonstances bien identifiées. Mandelbrot est parti sur une mathématique de rupture (les fractales) qu’on rencontre très souvent dans la nature et qui est beaucoup plus probable que ce qui est donné par la théorie gaussienne. Bachelier ne connaissait pas les fractales et ne savait pas comment traiter les probabilités séquentielles. Or tous les opérateurs de marchés connaissent parfaitement les phénomènes cumulatifs et les répliques (au sens séismes).

Pour LTCM, la rupture en principe impossible 2s’est réalisé finalement assez vite. Le drame a été total car le capital de LTCM (je vous parle de mémoire et donc à vérifier) était de 4 Milliards de $ et ils s’étaient endettés de quelques 100 milliards de dollars sur des produits dérivés. Ces produits dérivés concernaient énormément d’actifs financiers dans le monde et la déconfiture de LTCM avait des conséquences fortement négatives sur la totalité de ces actifs et pas uniquement sur les fonds propres de LTCM, ni même sur les seuls produits dérivés objet de la spéculation. J’estimais à l’époque que l’impact global sur l’économie mondiale était de l’ordre de 1000 milliards de $. J’avais cité ces chiffres aux membres du CPM. J’ajoutais que nos prix Nobel avaient été inconscients et qu’ils auraient du être appelés en comblement de passif sur leur fortune personnelle. Inutile de préciser que non seulement je n’ai pas été suivi mais en plus je n’ai pas été compris.

Je ne sais pas comment l’histoire s’est terminée pour nos Nobel, mais je sais qu’à cette occasion Greenspan a organisé un premier déluge des liquidités pour sauver la planète financière et par la même occasion les actionnaires de LTCM, mais la méthode sera reprise tout au long des 20 dernières années, avec de plus en plus « de besoins à l’occasion de la bulle internet, puis des subprimes, puis enfin avec les crises bancaires de 2008 et celle qui se déroule en ce moment même.

Par ailleurs je ne connais pas l’histoire de la condamnation par l’AMF dont vous faites état dans votre papier. C’est scandaleux d’autant plus qu’aujourd’hui sans avoir un modèle prédictif basé sur les fractales on sait pertinemment que le modèle Bachelier est dépassé. Apparemment cela n’a pas pénétré la haute finance.

………..

Recevez mon meilleur souvenir et je l’espère à bientôt.

Complément d’analyse

Certains d’entre vous m’ont fait savoir que mon texte n’était pas hyper clair, alors je vais préciser. LTCM était un fonds spéculatif (hedge fund) doté de fonds propres relativement faibles à sa création.

L’effet de levier

La totalité des hedge fund ont connu une expansion fulgurante de 1988 à 1998. Leurs en cours financés à environ 10% par les fonds propres étaient en 1990 de 40 Milliards de $. Après 10 ans d’existence ces mêmes hedge funds représentaient en 1998 la somme de 500 à 600 milliards de $ d’en cours à comparer aux 40 milliards initiaux. Cela signifie un enrichissement colossal avec des taux de croissance de 40% annuellement. (multiplication par 10 en 8 ans)

Ceci ne peut être obtenu que par effet de levier, et en aucun cas par la croissance de l’économie ou des entreprises qui connaissent au mieux des croissances de 20% (et souvent avec levier). Le levier consiste à emprunter à des taux d’emprunts à CT soit environ 4à 5% (ce qui était le cas alors) avec en gage une somme personnelle assez faible. Très souvent dans un rapport de 1 à 10 mais qui peut aller dans un rapport de 1 à 30 comme ce fut le cas avec LTCM. Ainsi on a à sa disposition une masse de 120 milliards de $ pour 4 milliards en propre.

  1. On investit sur les marchés une somme de 120 MM

  2. Cet investissement rapporte entre 5 et 10% annuel soit environ 10 MM

  3. Les 116 milliards empruntés coutent 116 x 0,04 soit environ 4 milliards (mais évidemment beaucoup moins sur des périodes courtes correspondant aux allers et retours rapides de la spéculation)

  4. Le bénéfice des 4MM personnels ressortent donc à 6MM, soit donc un taux de profit de 150% et représente une valeur de 6 MM qui vient se rajouter au 4MM initiaux.

Bien sûr, on peut être étonné que la croissance des capitaux propres n’ait pas été plus rapide, compte tenu du niveau de résultat dont il est question ci-dessus. Il ne faut pas oublier que dans le cas de LTCM, comme dans la plupart des hedge funds, les dépenses courantes sont absolument pharaoniques, fonctionnement des salles de marché, groupe d’analyses et de prévisions, rémunération au-delà du raisonnable des dirigeants, entretien du lobbying et des rapports avec le système politique. Les dirigeants de LTCM en particulier pour ce que j’en connais, étaient extrêmement bien introduits auprès des dirigeants politiques et administratifs dont Greenspan.

Ceci étant dit, arriver avec une mise de fonds relativement faible ma connaissance de l’ordre de 100 millions de dollars et arriver en moins de 10 ans à 4 milliards de fonds propres représente malgré toute une belle performance, surtout si l’on considère le train de vie qui était le leur.

Les produits dérivés.

L’essentiel de la spéculation ces dernières années a porté sur ce qu’on a appelé les produits dérivés. La spéculation peut être la meilleure et la pire des choses. Lorsqu’un industriel, où un agriculteur veut s’abstraire des risques inhérents à la commercialisation de leurs produits ou à l’achat des matières premières nécessaires à son exploitation. Pour ne pas avoir à subir ni les risques de change, les risques de variations de prix, ils se tournent vers des banquiers capables de mutualiser ses risques et surtout de mieux en gérer l’éventualité.

L’agriculteur par exemple cherche à obtenir un prix donné pour sa récolte future qui lui permette d’optimiser sa production, et de connaître a priori son résultat. Le banquier lui achète sa récolte future à un prix déterminé dont il estime qu’il sera inférieur au prix pratiqué lors de la récolte. S’il deboucles son opération au moment de la récolte, il fera un profit si le prix est supérieur, et une perte s’il est inférieur, compte tenu des frais engagés (essentiellement les taux d’intérêt sur la période). Ayant les meilleurs moyens d’analyse les banquiers arrivent à gérer sur un ensemble plus vaste que celui que pourrait atteindre notre agriculteur.

Il y a pourtant un autre moyen de se défaire à meilleures conditions, c’est de créer des produits dérivés. On regroupe au sein d’un même ensemble tous les financements risqués en essayant de les rendre le plus présentable possible, et en mélangeant les opérations certaines et les opérations risquées. ayant regroupé l’ensemble de tous ces prêts dans un « véhicule », on le fait financer par mise sur le marché de parts auxquelles peuvent souscrire les investisseurs institutionnels ou non. On a donc un premier étage de produits dérivés regroupés dans une espèce de saucisson dont on a mis les tranches sur le marché.

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? L’idée toute naturelle, c’est de prendre l’ensemble des éléments de ce premier étage, de les mettre dans un nouveau véhicule et de le remettre sur le marché. (C’est comme ça qu’on arrive à une masse de produits dérivés de l’ordre de 800 000 milliards de dollars). Mais à la fin de tout, personne ne sait plus ce qu’il y a dans ces produits ni ce qu’il achète. Ainsi en 2008, la crise bancaire est venue de ce que plus personne ne savait ce que contenaient les produits dérivés. Aucune banque ne voulait plus acheter et ne pouvait vendre l’ensemble de ces produits dérivés tant les subprimes exposaient ceux-ci, à des risques de non remboursement, et dont personne ne peut connaitre l’ampleur.

Pourquoi ces produits dérivés ont-ils eu un tel succès ? Contrairement à la spéculation qui s’organise sur des produits réels, et qui est obligé de se déboucler un moment ou un autre, des produits dérivés à des étages supérieurs peuvent ne jamais être débouclés. On peut donc les remettre sur le marché et d’autant plus facilement que les échanges se font plus ou moins de gré à gré. On fait donc apparaître des profits qui n’ont aucune réalité. (Ceci fait apparaître une évolution du prix des actifs non conformes à la réalité et il s’agit purement et simplement d’un détournement de richesses au profit du système bancaire et surtout de ses acteurs. Ceci mériterait une analyse complémentaire trop longue pour être développé ici. Cela conduit à estimer la valeur des entreprises à des niveaux incompatibles avec leurs possibilités de rentabilisation).

Retour sur LTCM

Grâce à ce montage des produits dérivés, le fond LTCM avait analysé l’évolution des prix sur le marché des produits dérivés. Selon une méthode de l’analyse financière des risques courus développée par l’économiste mathématicien Bachelier s’appuyant sur une analyse statistique des risques. N’ayant pas d’autres analyses statistiques que les études de Gauss, Bachelier prit l’hypothèse d’une répartition gaussienne des risques. C’est-à-dire des valeurs de risque dont la répartition en fonction de leur occurrence suivait la courbe de Gauss, la courbe en cloche bien connue. Les risques moyens ayant une probabilité élevée, et les risques forts une probabilité ultra faible. C’est sur cette analyse de Bachelier, que sont faites toutes les prévisions actuelles.

Benoît Mandelbrot, avait mis en garde les responsables des marchés en leur faisant remarquer que l’analyse gaussienne supposait des événements indépendants totalement les uns des autres. (C’est-à-dire que la hausse ou la baisse du prix des produits dérivés était à chaque transaction indépendante de la transaction ou des transactions précédentes). Ceci n’est malheureusement pas le cas dans las marchés financiers et si l’analyse de Bachelier peut être considérée comme une approche valable dans des périodes de stabilité économique ou de faible variabilité, il n’en est pas de même lorsque la situation économique se modifie. En tout état de cause, on ne peut plus considérer que les risques élevés ont une probabilité d’occurrence ultra faible (comme dans la méthode gaussienne qui prévoyait qu’ un risque tel qu’il s’est produit en 2008 n’avait de chance de se produire que tous les 1050 ans ) et qui permettait de le négliger. C’est ce qu’ont fait les dirigeants de LTCM3.

Benoît Mandelbrot était venu faire un exposé sur l’analyse financière, à la Banque de France. Il insistait tout particulièrement sur les risques réels. J’ai prolongé avec lui cette réflexion pendant une année, avant la fin de mon mandat au conseil de la politique monétaire4. Et c’est lui qui avait attiré mon attention sur une probabilité élevée de risque majeur et beaucoup plus élevé que ce que l’on pouvait analyser avec la courbe de Gauss. On constate en effet que les risques bancaires majeurs se passent une fois tous les sept ans et qu’il n’y a pas indépendance des événements les uns par rapport aux autres comme l’exige l’utilisation de la courbe de Gauss.

L’erreur de LTCM a été de croire que le risque majeur était pratiquement irréalisable.

Conséquence sur l’économie

j’ai indiqué dans le texte ci-dessus qu’avec 4 milliards, LTCM avait fait courir un risque sur 100 milliards. Ceci est la réalité puisque les 100 milliards avaient été empruntés et LTCM se trouvaient dans l’incapacité de rembourser sa dette. Cela ne signifie pas que les prêteurs aient perdus la totalité des 100 milliards, mais les actifs achetés avec ces 100 milliards, ne pouvaient plus être vendus à leur valeur initiale. Et les prêteurs se trouvaient donc dans une situation particulièrement difficile. Pour eux la perte est directe.

Mais dans la mesure où les actifs achetés rassemblaient une forte proportion de produits dérivés, la méfiance qui s’instaurait sur LTCM rejaillissait sur l’ensemble des actifs et de leurs constituants. Or comme nous l’avons vu ci-dessus, les constituants des produits dérivés (les tranches de saucisson) étaient fort nombreux. Bien au-delà des actifs directement achetés par LTCM. Par hypothèse j’ai estimé, mais cela reste à vérifier, que les insuffisances d’actifs allaient contaminer des actifs sains. J’ai estimé que ce risque que cela faisait peser sur l’économie était 10 fois supérieur à l’investissement direct de LTCM. (d’où les 1000 milliards)

Devant l’ampleur de la catastrophe, et avec la collusion de la FED avec les organismes bancaires ou financiers, devant la méfiance généralisée des banques les unes par rapport aux autres (plus personne n’acceptait de prêter ou d’emprunter à une banque voisine ne sachant pas quelle était l’exposition au risque) il n’y avait plus comme solution que de sauver LTCM de la déroute et de mettre de la trésorerie à disposition de tous les organismes bancaires qui pouvaient le demander.

C’est avec LTCM qu’a commencé ce qui est devenu une pratique très courante par la suite à partir de 2008 de la mise à disposition de trésorerie par rachat de créances douteuses. On arrive aujourd’hui à des montants considérables, (80 milliards d’euros par mois pour la BCE). En procédant de la sorte, la BCE et la FED avant elle ont obtenu 2 résultats.

  • D’une part sont sorties des circuits les créances douteuses, ce qui était bien l’objectif recherché et qui aurait dû normalement être utilisé pour assainir le marché des produits dérivés.

  • Malheureusement, les banques se sont senties protégées du risque (l’aléa moral) et ont donc continué leurs mauvaises habitudes sur de nouveaux produits dérivés et représentant les mêmes risques. C’est ce qui est arrivé à la Deutsche Bank ainsi qu’à la banque italienne Monte Paschi di Sienna.

Avant LTCM, l’injection de liquidités était resté une pratique peu courante, mais la politique Greenspan pour LTCM a ouvert une possibilité largement utilisé par la suite et en particulier avec les subprimes et avec la crise bancaire de 2008.

Je crois avoir clarifié la réflexion sur le sujet, qui reste malgré tout très difficile. Cette politique de l’argent distribué à tout va a entraîné une baisse des taux d’intérêt telle qu’elle a des conséquences particulièrement néfastes sur l’activité économique. En particulier plus personne ne peut savoir quelle est la valeur d’un actif ni quel est son intérêt. Dans mes discussions avec le BPI, je ne suis pas arrivé à faire comprendre à mes interlocuteurs que la valeur des entreprises devait être indépendante des taux d’intérêt. La BPI considérait qu’avec des taux d’intérêt très bas des coefficients multiplicateur d’EBE (pour la valorisation des entreprises) ne pouvaient pas être aussi élevé qu’ils le souhaitaient. Les différences de vision venaient de ce que je regardais la pérennité de la rentabilité de l’entreprise avec une probabilité non négligeable de remontée des taux à des niveaux sensiblement plus élevés qu’aujourd’hui. Alors que la BPI voyait ça de manière financière uniquement dans le cadre d’une opération ponctuelle. C’est monter à quel point, l’horizon financier et l’horizon économique ont une importance considérable pour l’avenir de nos activités économiques

1 Madame Wapler appartient à la chronique d’analyse financière Agora.

2 Il se passe en moyenne entre 7 et 10 ans entre chaque crise de la dette bancaire, c’est à dire une génération. Il y a environ 70 ans entre les crises financières de grande ampleur c’est à dire 7 à 10 générations. Galbraith a décrit les mécanismes psychologiques conduisant aux crises de l’endettement. En une génération les hommes oublient les leçons de la génération précédente.

3 Il est à noter que l’AMF continue de considérer ces analyses comme les seules valables. Jean-Pierre Chevallier a été condamné par l’AMF pour diffusion de fausses informations laissant prévoir un risque supplémentaire.

4 J’ai poursuivi mes échanges avec lui, après mon départ de la Banque de France mais sur d’autres approches qui m’intéressaient plus dans les entreprises de luxe. Malheureusement je n’ai pas obtenu les résultats attendus pour caractériser la rugosité.