Il est plus difficile d’être patronne de la BCE que d’être patron de la FED
UNION EUROPÉENNE / ZONE EURO
Par Jean-Claude Werrebrouck Économiste, professeur à l’université de Lille
7/7/20247 min read
Si l’on en croit les monétaristes, logiquement le QE pratiqué depuis 2012 aurait dû entrainer une hausse rapide des prix. Si tel n’est pas le cas c’est aussi que l’on constate que la hausse du volume de monnaie disponible n’a pas affecté directement l’économie réelle sous la forme d’une hausse de l’activité. De fait, seule l’économie financière fut directement affectée avec les effets qu’il est inutile de rappeler. Ainsi, l’apparente grande dichotomie constatée entre économie réelle et économie financière permet de mettre au rebut les vieilles théories de la déflation. La déflation par la dette, naguère théorisée par Fisher, n’est pas d’actualité puisque le stock de dette ne fait qu’augmenter et ce sans l’introduction d’un effet prix. La tendance déflationniste par une politique de monnaie forte n’est pas non plus crédible, puisqu’il n’y a pas de politique de taux de change au sein de la BCE, et que le cours de l’euro est manifestement trop faible aussi bien pour l’équilibre allemand que pour celui de la zone prise dans son ensemble. Resteraient alors les explications plus classiques : vieillissement démographique, préférence pour l’épargne et la liquidité, baisse des couts et tendance générale à la surproduction.
Tentons d’y voir plus clair.
Il faut d’abord admettre qu’un QE très puissant est, en zone euro, associé à une croissance faible, beaucoup plus faible que la croissance américaine, laquelle est associée à un QE très faible, voire partiellement supprimé[1]. Ainsi sur une base 100 en 2010, le PIB par tête aux États-Unis s’est accru de 12,5 points contre seulement 9 points dans la zone euro. Un écart sensible, pourtant amoindri par les effets d’une expansion démographique très dynamique aux États-Unis, et très faible dans l’union européenne. Dans le même temps, le total du bilan de la FED est passé de 12 à 17% du PIB américain alors que celui de la BCE est passé de 22 à 43% du PIB de la zone euro. Ajoutons qu’à partir de 2015 le bilan de la FED se réduit drastiquement en diminuant de 5 points de PIB US, alors que dans le même temps celui de la BCE augmente de 15 points de PIB. Toujours dans le même temps la croissance américaine est significativement plus élevée que la croissance européenne. Ce grand écart signifie que très probablement des facteurs spécifiques interviennent en zone euro.
Ces facteurs spécifiques, sources de tendances déflationnistes, ne sont pas l’évolution des prix des matières premières ni celui du pétrole. Certes les indices de prix des matières premières sont variables d’une année sur l’autre mais sont assez constants en longue période : sur une base 100 en 2000 ils atteignent 113,9 en 2008 et sont à 107,8 en 2019. S’agissant du prix du pétrole il a – après avoir atteint un prix supérieur à 100 dollars le baril au début des années 2010 – beaucoup baissé et reste dans une zone comprise entre 60 et 70 dollars. Il n’y a au total pas de déflation sensible et surtout son impact est à peu près identique aux États-Unis et en Europe. Mieux, les États-Unis, en raison de la renaissance pétrolière[2], devraient être davantage victimes de tendances déflationnistes, ce qui n’est pas le cas.
Concernant la part des salaires dans la valeur ajoutée, les choses sont aussi assez comparables et globalement on constate des 2 côtés de l’Atlantique une diminution de la part du travail dans la valeur ajoutée : entre 1994 et 2015 diminution de 2,7 points aux États-Unis contre 2,9 en Allemagne, 2,2 en Italie, 5,2 en Espagne, mais il est vrai + 0,6 en France[3]. La différence relative réside dans les causes d’un tel mouvement, soit une baisse des salaires (salaires nominaux ou surplus distribué inférieur au surplus annuel de productivité), soit une hausse de l’intensité capitalistique, soit un mix de ces 2 mouvements. Les causes de cette déformation du partage de la valeur ajoutée sont probablement liées à la mondialisation et ses effets : l’intensité capitalistique augmente aussi par délocalisations des activités les plus intensives d’un travail acquis à meilleur cout dans les pays émergents ; également le pouvoir de négociation des salariés diminue sous le double effet d’un commerce international libéré et de la grande transformation des entreprises, où l’ère des organisateurs chère à James Burnham[4] laisse la place au pouvoir des actionnaires.
Nous sommes ici dans une explication type crise de surproduction avec une demande globale tendanciellement inférieure à l’offre en raison d’une consommation bridée par l’évolution des revenus distribués (diminution de la part du travail dans la valeur ajoutée). Ceci serait confirmé par une hausse de la part des profits, lesquels ne se transforment pas en investissements. D’où les liquidités thésaurisées notamment par les entreprises, mais aussi les ménages. Curieusement, La Grèce est le pays où la part des profits dans la valeur ajoutée est la plus élevée (53% contre 31% pour l’Allemagne en 2018). Mais c’est aussi le pays où la FBCF (11,7% de la valeur ajoutée) est de loin la plus faible (21,7 pour la zone euro en 2018). On notera que l’Italie est aussi un pays qui avec 19% de FBCF ne peut rejoindre la norme zone euro. Autant de remarques qui soulignent que les pays à priori les plus faibles ne prennent pas le chemin de la convergence avec le reste de la zone.
Globalement l’effet crise de surproduction, qui résulte d’une déformation du partage de la valeur ajoutée, est plus faible aux États-Unis qu’en Zone euro. Des structures productives contraintes aux États-Unis par une masse salariale elle-même contenue et largement mobilisée par l’achat de produits importés, se trouvent néanmoins oxygénées par une épargne mondiale venant nourrir en particulier l’immense complexe militaro-industriel. Cette épargne mondiale vient soulager l’effort en QE et assure encore un minimum de croissance[5].
Le cas de la zone euro est fondamentalement différent. Équipée d’une balance courante dont l’excédent est proche de 3% de son PIB (2,9% prévu en 2019) la zone est très exposée au ralentissement chinois. Cet excédent est lui-même imposé par les règles qui président au fonctionnement de la monnaie unique. Les pays du sud, les moins compétitifs ne peuvent rétablir une compétitivité par modification d’un taux de change national. Par ailleurs, ce retour à l’équilibre est d’une certaine façon imposé par l’Allemagne qui ne peut accepter le déficit des soldes TARGET de ces pays. Ils doivent devenir excédentaire par la seule voie de la dévaluation interne. L’Allemagne, elle, bénéficie encore d’un taux de change dont l’extrême faiblesse se lit dans un excédent extérieur anormalement élevé.
Globalement l’ensemble de la zone souffre d’un déficit de demande qu’il est impossible de combler. Une hausse de la demande interne dans le sud, soit par le canal des rémunérations du travail, soit par le canal budgétaire, aboutirait à de nouveaux déséquilibres avec des risques de nouveaux spreads de taux et un gonflement des déséquilibres TARGET. Parallèlement, le redémarrage de l’investissement serait interdit par le maintien de l’inadaptation du taux de change.
Cette même hausse côté allemand mettrait en cause la position mercantiliste du pays, position devenue structurelle avec un outil industriel qu’il faudrait pourtant massivement restructurer. La marche vers l’auto-centrage des activités industrielles chinoises est un danger pour l’Allemagne et un danger qu’on ne peut aggraver avec des pertes de compétitivité impulsées par une hausse des couts.
Fort de ce contexte d’hétérogénéité croissante, le seul élément apaisant est la toute-puissance du QE. Ce dernier tente de gommer l’hétérogénéité en maintenant la fiction de taux d’intérêts assez proches sur les dettes publiques. Mais pour aider un peu les dettes du sud, il faut – là encore en raison des règles inscrites dans le marbre du SEBC – acheter beaucoup de dette allemande trop rare et trop demandée : il est impossible de cacher la réalité de l’hétérogénéité de la zone. Le QE européen doit être beaucoup puissant que le QE américain qui lui n’est pas handicapé par son devoir de masquer l’hétérogénéité. Derrière l’échec relatif d’une lutte contre la déflation, malgré l’overdose monétaire il y a fondamentalement les règles du jeu d’une monnaie unique qui loin de gommer les hétérogénéités n’a fait que les renforcer.
Cet échec se confirme avec la reprise du programme d’achat de dettes et 2,8 milliards d’obligations d’entreprise absorbées sur une seule semaine[6]. La reprise du QE ne peut plus se faire avec la dette publique comme matière première, et donc l’effort se porte sur la dette d’entreprise y compris sur son marché primaire. Il s’agit par conséquent d’inventer une nouvelle forme de QE, avec probablement en ligne de mire, le soutien préventif d’un système financier à soutenir face au risque de défaut en cas de ralentissement trop marqué de la croissance économique[7]. Si ce type de nouveau QE devait se poursuivre dans le futur, il y aurait ouverture d’un continent neuf et inconnu dans la politique monétaire. En effet des achats plus massifs de dettes privées pourraient entrainer un effet d’éviction avec report des investisseurs sur des obligations high yield, de quoi entrer indirectement pour la BCE dans un champ qui lui est juridiquement interdit[8].
On peut comprendre que madame Lagarde a encore beaucoup à apprendre d’une réalité institutionnelle qui devient de plus en plus difficilement identifiable. La BCE est-elle encore une Banque centrale ?
[1] Même s’il réapparait depuis Octobre 2019.
[2] La production américaine de pétrole augmente de façon spectaculaire : 16,7 millions de baril/jour en 2018 soit 17% de la production mondiale et, en prévision 22,8 millions de baril/jour en 2024, soit près de 21% de la production mondiale à cette date.
[3] Sources : « Trésor Eco », n°234 ; janvier 2019.
[4] Cf son ouvrage déjà publié en 1941 : « The managerial revolution », ouvrage dont les idées furent reprises beaucoup plus tard par John Kenneth Galbraith et Raymond Aron.
[5] Notons toutefois que cette épargne semble se méfier d’un déficit fédéral en croissance rapide, d’où une augmentation du cout des couvertures, les présentes tensions sur le « repo », et l’intervention d’un nouveau QE depuis l’automne 2019. Réalité qui semble manifester une monétisation cachée du déficit fédéral.
[6] Cf Les Echos du 13 novembre 2019.
[7] Risque souligné par le FMI dans son rapport sur la stabilité financière d’octobre dernier.
[8] Les achats en direct de dettes privées ne sont pas interdits, mais la qualité des titres doit, en principe, être garantie par une bonne notation par les agences du même nom.
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