Introduction : la monnaie, sa fonction, hier et aujourd’hui
État de la question monétaire : le rôle de la monnaie dans la cité et dans l’économie, ce qu’elle était, ce qu’elle est devenue, ce qu’elle devrait être ou ne pas être. Dimensions philosophiques, historiques, juridiques, politiques, économiques.
MONNAIE PLEINE
M. Henri TEMPLE Université de Montpellier, expert international en droit économique ET M. Jean-Claude WERREBROUCK Économiste, professeur à l’université de Lille
7/7/202418 min read
[M. Henri TEMPLE]
Je crois que le système d’instruction de notre pays est devenu défectueux dans la mesure où l’on entraîne pas les gens à la réflexion. Les questions monétaires et financières sont réputées difficiles, et elles sont devenues de plus en plus abstraites, complexes et anglomanisées. Pourtant il existe un socle de réflexion beaucoup plus simples sur lequel on édifie des constructions : la philosophie, la logique plus exactement, et le droit. D’ailleurs je suis un spécialiste du droit économique. Je ne suis donc pas un véritable économiste mais je voudrais vous dire quand même que le droit et la philosophie doivent nous servir de socle à la réflexion qui va venir tout à l’heure. Et nous avons pensé, mon ami Jean-Claude Werrebrouck et moi-même, qu’il fallait commencer notre table ronde en revenant au principe de base. Au commencement de l’humanité, l’économie c’était l’échange, le troc. Puis vint un système d’estimation, un système de mesure, qui était les marchandises et le poids des marchandises : le poids du grain, du sel, de l’or…
La monnaie métallique est apparue vers le 8ème siècle avant J-C, les monarques grecs ont eu l’idée de couper en morceau des lingots d’or pour en faire des pièces. La monnaie fiduciaire, les billets de banque, est venue beaucoup plus tard, avec de nombreux avatars d’ailleurs. Elle est censée être convertible en or. C’est en chine qu’elle apparait au 12ème siècle, et, il n’y a pas de coïncidences, à Venise avec Marco Polo. Il y a eu des épisodes calamiteux du billet de banque, on se rappelle tous de la faillite du banquier écossais.
Enfin, vint la monnaie scripturale, c’est-à-dire celle constatée uniquement par les écritures issues des livres de compte des opérateurs économiques. Cette monnaie scripturale, qui fait un état des dettes et des créances d’un état ou d’une entreprise, a été grandement facilitée ou peut être dénigrée par l’avènement de l’informatique. Désormais la monnaie scripturale c’est 90% de la masse monétaire.
Mais l’histoire économique et monétaire c’est la succession de krachs, qui ont presque tous la même origine, le krach des tulipes en 1637, en Hollande au XVIIème siècle, le krach de Vienne en 1873 et puis ceux de 1929, 1987, 2008 et peut-être 2018, puisqu’on l’a dit la masse monétaire aujourd’hui est de 1 millions de milliards de dollars, ce qui représente trois ou quatre fois les besoins monétaires de la planète.
Donc se pose la question de « qu’est-ce que la monnaie ? » « Est-ce qu’elle peut ou doit-être un moyen de gouvernance, un objet de spéculation ou un simple moyen d’échange et de réserve ? » Le référendum constitutionnel réactive donc ce débat séculaire. Ces questions concernent chacun d’entre nous, puisque chaque fois qu’une bulle éclate, on s’aperçoit que les initiés s’en sont mis plein le coffre- fort, et que les braves gens ou les entreprises vont au contraire être mis en difficulté.
Ceci est, à mon avis, au départ éminemment politique et philosophique, voilà mon regard philosophique politique sur la question. Cette philosophie politique prend l’ensemble des phénomènes sociaux. Le philosophe constate des situations du monde qui ne se sont jamais produites auparavant. Un monde inédit sur le plan démographique, nous sommes passés de 1 milliard à bientôt 8 milliards d’habitants, ce n’est pas sans conséquences ! Sur le plan économique également, la mondialisation et le commerce de masse, la finance spéculative et improductive, l’émission monétaire incontrôlée et sur le plan politique, une rétraction démocratique ou le citoyen est de moins en moins consulté ce qui provoque une anomie. Il y a aussi les ordres religieux, intellectuels et instructionnels.
Ce sont les raisons pour lesquelles, l’apprenti philosophe que je suis, propose un retour à la logique et à l’humanisme. Sans quoi nous aurons des crises à répétition. Des philosophes pensent pouvoir tout relativiser voire déconstruire ! Laissons-les à la déconstruction ! Ils veulent en partie déconstruire la logique. Moi, je crois qu’au contraire, il faut regarder le constat que font les sociologues, les pédagogues et les philosophes contemporains. Nos enfants ne savent plus tellement lire, maîtriser le sens des mots, raisonner, exposer par écrit ou par oral. Or, si on s’éloigne des règles millénaires de la logique, on n’arrive pas à construire un raisonnement. Or dès lors que la logique concerne des théorèmes des grands mathématiciens, Pythagore, Euclide, Thalès, Archimède ou nous dit que c’est toujours valable. Mais quand la logique s’applique au raisonnement on nous dit : « Aristote c’est trop vieux ». Moi je maintiens que cette logique que nous a légué Aristote est immortelle et universelle. Mais nous ne formons pas nos jeunes à ordonner leur pensée. Voilà pourquoi les suisses ont gardé un contact avec la logique classique. Voilà pourquoi les français sont perdus face à l’économie.
Ces outils de la pensée sont d’abord la définition des choses et des concepts tout en recherchant leur fonction, pour ensuite enchaîner ces concepts dans une suite de syllogisme de manière à produire des effets.
Voici un exemple concret. J’ai là le très beau traité d’économie de Joseph Stiglitz (prix Nobel d’économie en 2001). Excellent ouvrage mais il ne définit pas l’Économie. En revanche, il définit la monnaie en reprenant exactement la définition d’Aristote. La monnaie c’est trois fonctions essentielles :
Intermédiaire des échanges
Comptabilité et évaluation
Réserve de valeur et d’épargne
Cela n’a pas changé depuis 2500 ans, pourquoi faudrait-il que cela change en 2018. Les vérités sont universelles et éternelles.
Pour moi, il me semble que c’est la collectivité qui doit décider de la monnaie et de ses fonctions. Mais quelle collectivité ? Privée ? Publique ? La nation ? Un groupe de nations ?
Nous avons, en Europe, laissé filer ces questions fondamentales. Nous avons substitué la technique à la réflexion.
La crise asiatique de 1990 a été dénoncée par M. Stiglitz qui a expliqué en quoi c’était une bulle et en quoi nous en étions tous responsables. Il a également mis en évidence la dimension juridique de la crise des subprimes en affirmant que la crise de 2008 était effectivement une crise juridique.
Portons désormais un regard juridique. Je distingue les juristes qui font du droit et les légistes qui font de la loi. Les juristes se réfèrent à la vieille philosophie de droit, aux principes immuables (la liberté, l’équité, la réparation du préjudice, la répression de l’enrichissement injuste…). Alors, qu’avons-nous fait de ces principes immuables ? De la logique d’Aristote ? Rien. Des fondements du Droit ? Pas grand-chose. Plus exactement, le Droit a été « délocalisé » puisque désormais, une grande partie de notre sujet est entre les mains d’instances internationales. Il y a d’abord les règles budgétaires, qui obligent à rétrécir sans arrêt la finance publique, les règles européennes, le pacte de stabilité, Maastricht… Ce sont des ratios qui portent uniquement sur le domaine de la dette publique. Ce n’est pas suffisant pour relancer l’économie.
On pourra également citer sur le plan international, les fameux accords de Bâle (I, II, III). Le troisième accord, après la crise des subprimes, est sensé régler cette dernière. Malheureusement, elle ignore l’hors-bilan, alors qu’on le sait la majeure partie de la crise de 2008 provient de l’hors-bilan.
Il y a, et je terminerai par-là, quels textes français sur le sujet : certains inadéquats, d’autres inappliqués. Concernant ceux inadéquats je vais vous en donner quelques exemples :
Le Code monétaire et financier définie la monnaie scripturale comme seulement la lettre de change et le billet. Cependant, le crédit n’est pas considéré comme une monnaie scripturale.
Ce même texte ne sanctionne que la mise en circulation de monnaie contrefaite (pièces et billets). Cependant, une personne qui va émettre de l’argent qu’elle n’a pas, ne sera pas sanctionnée.
De plus la définition du crédit est mal posée à l’article L.313-1 du CMF : la »mise à disposition de fonds » ne suppose-t-elle pas que ces fonds existent ? Mais le système est verrouillé puisque nuls autres que les banques peuvent consentir des crédits à titre habituel.
Il y a ensuite les textes français inappliqués : Même si ces considérations semblent s’éloigner de la monnaie stricto sensu, il est nécessaire de les évoquer pour démontrer à quel point l’économie est malade de sa finance et lui est abandonnée. Ces textes visent diverses activités spéculatives sur les marchés mais ne sont pas ou mal appliqués, ce qui assure l’impunité pénale des responsables alors que certains relevaient de la justice pénale. On peut par exemple citer Georges Soros qui, si on avait bien cherché, aurait pu être condamné lorsqu’il avait spéculé contre la Livre et pour le Mark.
Ainsi l’ancien article 419 du code pénal punissait »ceux qui par différents artifices, mensonges et fraudes troublaient les cours des marchés ‘‘ (2 ans de prison…). Un texte similaire, mais toujours aussi peu appliqué, figure désormais dans l’article L.443-2 du code de commerce :
»I. Est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende le fait d’opérer la hausse ou la baisse artificielle soit du prix de biens ou de services, soit d’effets publics ou privés, notamment à l’occasion d’enchères à distance :
– En diffusant, par quelque moyen que ce soit, des informations mensongères ou calomnieuses ;
– En introduisant sur le marché ou en sollicitant soit des offres destinées à troubler les cours, soit des sur-offres ou sous-offres faites aux prix demandés par les vendeurs ou prestataires de services ;
– Ou en utilisant tout autre moyen frauduleux.
Ou encore l’article 464-3-1 du CMF (loi du 21 juin 2016) :
– » I. – A. – Est puni des peines prévues au A du I de l’article L. 465-1 le fait, par toute personne, de réaliser une opération, de passer un ordre ou d’adopter un comportement qui donne ou est susceptible de donner des indications trompeuses sur l’offre, la demande ou le cours d’un instrument financier ou qui fixe ou est susceptible de fixer à un niveau anormal ou artificiel le cours d’un instrument financier.
L’application de ces lois est quasi-nulle.
Pour conclure, peut-on accepter la situation actuelle alors qu’on s’attend à l’explosion d’une nouvelle bulle ? Comment accepter que l’enrichissement sans cause, gigantesque, irresponsable voire criminel de certains improductifs puisse provoquer l’appauvrissement injuste des productifs ? Qui devra – et comment – remédier à ce laisser-aller ?
[M. Jean-Claude WERREBROUCK]
Sans revenir sur une très intéressante histoire de la monnaie (1), on sait que la forme primitive de celle-ci est -du point de vue des ethnologues- un instrument dont la circulation permettait de relier durablement, et probablement autoritairement, les hommes entre eux. La monnaie primitive consacrait ainsi la prééminence du tout sur les parties. Nous sommes de fait très loin des actuelles crypto-monnaies qui, à l’inverse, autorisent par le biais de la Blockchain un individualisme radical : les parties peuvent désormais oublier le tout. On sait aussi que ces monnaies primitives vont avec le temps perdre leur statut de lien fondamental et devenir progressivement un moyen de paiement instituant la possible fin de toute réciprocité. Ce sera le cas avec le « paiement du sacrificateur » puis celui du « neuf (2) », ultérieurement encore avec les monnaies locales et les monnaies dites anonymes.
Ces dernières, parce que métalliques, deviendront progressivement les premières monnaies souveraines, par inscription symbolique du pouvoir politique sur ce qui devenait des pièces. Leur parfaite liquidité allait leur assurer une fonction réserve de la valeur toujours essentielle aujourd’hui. La frappe des monnaies issues de mines elles-mêmes politiquement contrôlées, allait devenir un monopole régalien. Désormais la « nomisma » (monnaie) devient affaire de « nomos » (la loi) qui définira l’étalon et son « dokimon » (cours légal). C’est l’État qui, en imposant les règles du jeu, pourra payer ses créanciers et faire payer ses débiteurs « naturels » que sont ses sujets soumis à l’impôt.
C’est à ce niveau que pourra se construire le « seigneuriage ». L’État naissant se fait certes créancier de ses sujets, mais il va plus loin en inventant une forme supplémentaire de prédation : Par le biais d’un jeu sur « l’aloi », il va tricher sur le contenu métallique et ainsi s’autoriser un prélèvement supplémentaire. L’histoire ultérieure sera toujours la même et aujourd’hui encore – sous des formes monétaires plus modernes- le seigneuriage se pérennise.
Simplement, il va se trouver progressivement partagé avec d’autres acteurs, notamment la finance, dans un contexte qu’il nous faut décrire. On sait que la monnaie métallique est limitée par la production minière, et qu’à ce titre elle se heurte aux besoins sans cesse croissants de l’illimitation économique et de la thésaurisation issue de sa fonction de réserve de valeur. Il s’agit de ce qu’on appelle la « loi d’airain de la monnaie »(3) qui fait de cette dernière une denrée rare entrainant des pressions sans cesse déflationnistes. La monnaie fiduciaire est ainsi devenue progressivement un moyen de lutte contre l’implacable loi d’airain de la monnaie.
Dans ce contexte, la réalité du seigneuriage se déplace : il n’est plus simplement question de dilution (de fraude sur le contenu métallique), mais d’émettre des billets pour une valeur supérieure à la réserve de métal. Dit autrement, la réserve métallique n’est plus qu’une fraction de la masse des billets, d’où l’expression de « réserves fractionnaires ». Au-delà de quelques exemples qui furent des catastrophes historiques (Systèmes de Law puis des Assignats) ce sont plutôt les banques qui vont émettre au-delà du 100% de réserves, et ce faisant ce sont elles qui vont s’approprier -et donc privatiser- le seigneuriage.
Cette question du seigneuriage sur la monnaie fiduciaire va se poursuivre longtemps et progressivement les États vont reprendre le contrôle sur la monnaie en élargissant le monopole d’émission d’une banque particulière qu’ils vont créer et qui sera désignée plus tard « banque centrale »(4).
Pour autant, le rétablissement de ce monopole ne sera pas durable et la bancarisation qui va accompagner les trente glorieuses verra le retour du seigneuriage privé. Ainsi les banques vont s’adonner à l’émission massive de monnaie scripturale. Réalité qui sera aussi celle d’une réponse aux besoins monétaires correspondant à une très forte croissance économique. Concrètement, la monnaie émise ne sera plus assise sur des dépôts, mais sur des crédits qui, eux- mêmes, vont alimenter des dépôts. Ces crédits sont donc une émission de monnaie donnant lieu à rémunération (le taux de l’intérêt), pour un coût de production nul et un coût du risque maitrisé… la différence devenant le nouveau seigneuriage privé. Aujourd’hui la masse monétaire appelée « M1 » par les spécialistes n’est plus que l’ensemble des comptes courants auxquels il faut ajouter la masse très réduite voire en voie de disparition des pièces et billets.
Ces comptes courants se développent par le biais d’une création sans retenue de monnaie nouvelle, création résultant d’une augmentation du stock de dettes. Et puisqu’il est interdit à l’État de se financer auprès de sa banque centrale et de renouer avec le seigneuriage dont il pouvait bénéficier jadis, c’est le système financier qui va effectuer des crédits auprès du Trésor et, à cette occasion, s’octroyer un seigneuriage d’autant plus large que le coût du risque est, jusqu’ici en matière de dette publique, proche de zéro.
C’est dans ce contexte qu’il est au fond proposé de renationaliser le seigneuriage en introduisant ce qu’on appelle le « 100% monnaie » ou le principe de la « monnaie pleine ».
Il s’agit alors d’étendre la pratique du seigneuriage jadis attribuée aux billets et aux pièces en voie de disparition, à celui de la totalité de la monnaie scripturale. De la même façon que l’émission de billets par les banques fut progressivement interdite, il s’agirait ici de reproduire le même mouvement sur la monnaie scripturale.
Concrètement, il deviendrait interdit aux banques de créer de la monnaie « à partir de rien » (aujourd’hui simple ajout monétaire sur le compte d’un client à qui l’on octroie un crédit et qui se traduit par 2 écritures : l’une au passif et l’autre à l’actif du bilan bancaire) et de bénéficier ainsi d’un taux d’intérêt simplement justifié sur le seul risque et non sur un coût de production réelle. En revanche l’émission monétaire « à partir de rien » est réservée à la seule banque centrale, émission pouvant se déployer au profit de 3 types d’agents et émission démocratiquement contrôlée :
D’abord le Trésor lui-même, ce qui correspondrait au seigneuriage de jadis. Qu’il y ait ici un taux d’intérêt ou pas ne change rien puisque le prix de la dette publique en cas de taux positif serait égal au profit que la banque centrale devrait reverser au Trésor. Les questions brûlantes de coût de la dette ou de son service seraient évacuées.
Ensuite les banques elles-mêmes pourraient, par abondement de leur compte courant auprès de la banque centrale émettrice, bénéficier de monnaie créée « à partir de rien ». Ici le taux de l’intérêt demandé aux banques devient profit de la banque centrale, et profit reversé au Trésor qui voit ainsi son seigneuriage rétabli. L’ordre institutionnel que l’on croyait naturel est bouleversé : ce ne sont plus les États qui sont endettés vis-à-vis des banques mais les banques qui deviennent endettées vis-à-vis des États.
Le cas échéant, la banque centrale peut « à partir de rien » soit créditer directement les entreprises ou les ménages, soit réaliser un profit reversé au Trésor (taux d’intérêt), soit subventionner gratuitement ces agents, et donc redistribuer le seigneuriage du Trésor au titre d’une politique publique économique ou d’une politique sociale.
Bien évidemment, le lecteur peut s’étonner de l’utilisation de l’expression « à partir de rien ». Il s’agit pourtant de ce qui se passe aujourd’hui avec les dangers que cela entraine. La politique quotidienne de la BCE, est celle d’une création monétaire « à partir de rien » et se déroule au profit exclusif d’un système financier malade de l’économie basée sur la dette, qui produit des bilans bancaires très alourdis d’actifs privés et publics douteux. Et c’est parce que les banques centrales peuvent produire de la monnaie « à partir de rien » que le système peut se maintenir tout en s’alourdissant. Un tel mouvement détruit l’indépendance des banques centrales qui deviennent dépendantes des banques… avec la dérive constatée, même pour les pays réputés sains. Ainsi l’Allemagne, en longue période, voit sa masse monétaire augmenter 8 fois plus rapidement que son PIB réel.(5) On pourrait citer d’autres exemples qui, tous, aboutissent à cette prolifération gigantesque de la finance, dans un paysage de l’économie réelle, qui, elle, connait une croissance anormalement modérée.
Il est donc plus sain que le « à partir de rien » soit politiquement contrôlé par des règles du jeu qui fixent l’émission monétaire et le seigneuriage correspondant sur la base de la nouvelle richesse réelle annuellement créée. Concrètement encore, à vitesse de circulation de la monnaie inchangée, il serait possible de fixer le volume de monnaie nouvelle sur la base de la croissance prévisible. Et cette monnaie nouvelle serait autant de seigneuriage qu’il appartiendrait à l’État de répartir sur la base d’un contrat clair et démocratique avec sa banque centrale. De ce point de vue la politique du gouvernement algérien qui vient de décider de l’octroi par la banque centrale d’Algérie des moyens nécessaires aux charges de fonctionnement du Trésor est un « à partir de rien » contestable puisqu’il s’agit de régler le paiement programmé des salaires dans un contexte de diminution du PIB réel résultant lui- même d’un effondrement de la rente pétrolière. Ici le « à partir de rien » est directement inflationniste et correspond à un seigneuriage net égal à zéro, un peu selon le mode des périodes de guerre ou d’après-guerre.
Au-delà des modifications législatives et surtout des modifications des traités que le dispositif monnaie pleine soulève, Il est bien sûr aisé de dresser une liste d’avantages :
C’est, tout d’abord, la fin de l’exposition des Trésors aux marchés de la dette publique, avec la possibilité de limiter la pression fiscale du montant du seigneuriage, soit -pour la France- environ 40 milliards d’euros de service de la dette auquel il faudrait encore ajouter la même somme en provenance des bénéfices de la Banque centrale. C’est aussi la possibilité de choisir un dispositif d’allègement considérable des charges des entreprises par la baisse de la pression fiscale. C’est enfin la possibilité de créer le très discuté revenu de citoyenneté sans en supporter la charge budgétaire. De quoi rendre crédible les objectifs des partis 5 étoiles et de la Ligue dans l’Italie d’aujourd’hui….
Bref une « combinaison de seigneuriages » jouant à la fois sur l’offre et la demande globale et donc sur une réanimation de la croissance et des perspectives positives quant au vivre ensemble.
Mais il est aussi possible d’en dresser les probables inconvénients et contournements :
Il est clair que le système financier pourra réagir à ce qui lui apparaitrait comme une insupportable mesure répressive. Alors qu’il dispose d’une matière première -la monnaie- à coût proche de zéro, désormais celle-ci devient coûteuse puisque c’est à partir d’une épargne coûteuse que des prêts pourront être offerts. Ce seront les dépôts d’épargne qui feront les crédits et il n’y aura plus de crédits sans prêts. De la même façon, le marché de la dette publique disparait avec tous les avantages qui lui étaient associés en termes de sécurité et de contreparties dans les jeux financiers. Face à une telle situation on peut imaginer une possible élévation du coût de l’investissement et probablement une limitation des activités spéculatives. Les liquidités créées par la création monétaire disparaissant, la matière première de la spéculation se fera beaucoup plus rare. Le seigneuriage privé comme matière première des jeux financiers et des bulles correspondantes disparait.
Face à ce qui sera vécu comme une insupportable répression, on peut imaginer des comportements d’adaptation : délocalisation des banques, ou poursuite de l’activité sur la base d’une monnaie étrangère. On ne peut à priori pas exclure une dollarisation. Mais on peut aussi supposer une adaptation des modalités du seigneuriage, piloté par la banque centrale sous contrôle démocratique, avec des taux d’intérêt faibles pour sa partie prélevée sur le système financier.
On pourrait multiplier les scénarios de réactions issues de l’initiative « monnaie pleine » mais il est très difficile d’imaginer toutes les conséquences possibles.
Peut-on mieux imaginer des conséquences plus globales telles, celles concernant le fonctionnement de la monnaie unique européenne ?
Bien évidemment, on ne s’attardera pas sur les résistances de l’Allemagne et bien sûr la très difficile réécriture de l’article 123 du TFUE qu’il faudrait complètement renverser. Nous supposerons que cela est politiquement envisageable et accepté. On pourrait alors imaginer que le nouveau seigneuriage devienne le véhicule permettant les nécessaires transferts entre nations excédentaires et nations déficitaires. L’Allemagne trouve aujourd’hui dans l’euro les moyens de sa prospérité(6), mais ne veut pas entendre parler des transferts vers ceux qui supportent le poids de ses excédents. Une façon de résoudre cette difficile question serait de répartir les seigneuriages calculés sur la base de la croissance potentielle sans respecter la proportionnalité des PIB des différents pays de la zone.
Concrètement, La BCE sous contrôle démocratique et sur la base d’une croissance de 2% du PIB devrait, compte tenu d’une masse monétaire M1 proche de 7000 milliards d’euros, émettre « à partir de rien » environ 140 milliards d’euros à répartir selon les PIB des divers pays. Si la répartition retenue est proportionnelle au poids de chaque pays, cela signifie que l’Allemagne en bénéficierait d’un peu plus de 40 milliards. Il faudrait alors comparer ce qui reste au bénéfice des autres pays (100 milliards) face aux besoins estimés de transferts vers le sud à partir de l’Allemagne pour assurer l’équilibre de la zone. Ces besoins sont régulièrement estimés entre 8 et 12% du PIB allemand soit entre 200 et 300 milliards d’euros. Le principe de la monnaie pleine s’avère donc insuffisant pour maintenir l’équilibre et supposerait une répartition ne respectant pas le principe de la proportionnalité alignée sur celle des PIB, mais sur un principe plus favorable au sud.
Il est très difficile d’aller plus loin, mais il semble que si l’Allemagne -en supposant son adhésion à la monnaie pleine- renonçait à son seigneuriage pour le redistribuer aux victimes de l’euro, la zone pourrait survivre dans de bien meilleures conditions. Encore faudrait-il que l’Allemagne accepte cette solution qui -sans la radicalité des transferts directs régulièrement évoqués- relève néanmoins de sa souveraineté.
La solution – très hypothétique- n’en resterait pas moins fort précaire et il faudrait que, sur de très longues années, les seigneuriages soient investis au service de l’amélioration de la compétitivité du sud. Beaucoup de conditions très difficiles à rassembler…
1 On pourra consulter une synthèse de cette histoire, avec les références correspondantes dans : « Regard sur les banques centrales : essence, naissance, métamorphoses et avenir », Jean Claude Werrebrouck, Économie appliquée, tome LXVI, 2013, N° 3, P 151-177.
2 CF Michel Aglietta et André Orléans « La violence de la monnaie », PUF, 1984.
3 CF Jean Claude Werrebrouck : « la loi d’airain de la monnaie », Revue Médium, N° 34, 2013.
4 On aura un aperçu intéressant de ce débat en lisant l’article de JP Domin dans le numéro XLV-137, 2007 de la
Revue européenne des sciences sociales : « La question du monopole d’émission de la monnaie : le débat banque centrale contre banque libre chez les économistes français (1860-1875).
5 CF Joseph Huber dans l’opuscule « Réforme monnaie pleine » rédigé dans la perspective de la votation suisse.
6 Le FMI lui-même reconnait que l’euro permet une sous-évaluation massive du Mark autorisant une compétitivité artificielle du pays et des surplus extérieurs déloyaux.
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