La France et Europe au pied du mur

ECONOMIE

Henri Conze

7/1/202510 min read

Avec l’économie numérique, l’autre grand défi de l’Europe et de la France est la politique énergétique. Celle-ci fait face à des difficultés grandissantes et à des critiques de plus en plus exacerbées des responsables économiques et industriels, voire des opinions publiques. Les origines de cette situation sont extrêmement diverses, voire contradictoires : la lutte contre le réchauffement climatique et les gaz à effet de serre, les confrontations entre pro et anti nucléaires, l’abandon de son énergie nucléaire par l’Allemagne sans concertation avec ses partenaires, les objectifs décidés par la Commission européenne sous la pression de Berlin, la guerre d’Ukraine et l’embargo sur le gaz russe, les ingérables soubresauts du prix de l’électricité, les incertitudes inhérentes à la nouvelle administration américaine, l’annonce du PPE (Plan Pluriannuel de l’Energie) français suivie de son retrait et de la réaction de l’Académie des Sciences, etc. Cette succession de divergences, d’imprévus ou d’accidents concernant le domaine de l’énergie, s’est traduite par vingt ans de décisions prématurées, d’erreurs, d’ambigüités, de non-dits ou de défaites de la science, de l’économie et de la raison confrontées à de pures idéologies. Le prix de l’électricité et ses fluctuations sont de plus en plus considérés comme en partie responsables de la désindustrialisation constatée dans une partie de l’Union. Cette prise de conscience peut malheureusement participer à la remise en question de toute la construction Européenne déjà menacée par le développement des nationalismes, comme on le constate ces dernières années d’élections en élections,.

C’est pourquoi le récent « black out » qu’a connu la péninsule ibérique est à prendre comme un évènement prémonitoire ou précurseur dont l’analyse devrait, à condition qu’on le veuille, soulever et faire connaître les vrais problèmes de fond : l’avenir des énergies renouvelables (ENR) et du nucléaire ; la refonte ou non de l’ensemble des réseaux électriques nationaux et européens ; l’extension ou non des liaisons électriques transfrontalières ; la pérennité de l’alimentation électrique et de sa fiabilité ; la recherche ou non de concepts, d’architectures et d’investissements communs au sein de l’Union Européenne, etc. Etant donné l’importance de ce défi et les centaines de milliards d’euros au moins en jeu, c’est bien de l’avenir de l’Europe et de notre pays qu’il s’agit ! Il est donc grand temps que les vérités soient enfin dites en matière d’énergie et que des choix clairs et compréhensibles soient faits, sauf à connaitre demain d’insupportables « black out » ou délestages volontaires ou non et voir des efforts financiers nationaux ou communautaires réalisés pour rien !


Contraintes pesant sur toute politique énergétique


Il s’agit avant tout de ne jamais oublier que toute politique de l’énergie concernant le volet ‘’électricité ‘’ doit impérativement tenir compte de trois contraintes physiques sauf à prendre le risque d’avoir, demain, à affronter d’inéluctables catastrophes :

- le maintien permanent d’une égalité stricte entre la production et la consommation sans laquelle les réseaux électriques ne peuvent survivre (black out). Notons que certaines décisions déjà prises, souvent par pure idéologie ou vision trop extrémiste des notions de marché et de libéralisme, rendent difficile et menacent le respect incontournable de cette contrainte. Il s’agit, par exemple, de la différentiation en matière de concurrence imposée par l’Europe entre production, transport, distribution et barrages hydrauliques, alors que ces domaines forment en réalité un tout exigeant une parfaite cohérence, donc une unicité de stratégie et de gestion ;

- en France, le facteur de charge, c’est à dire le taux d’utilisation de la puissance installée, constaté ces dernières années est de 13 % pour le solaire et de 25 % pour l'éolien ; ce ne sont pas la multiplication des éoliennes et des panneaux solaires et l’espoir dans d’incertaines ruptures technologiques à venir, qui modifieront ces données dans les prochaines décennies ;

- à cet 'horizon, en effet, nous ne pourrons toujours pas stocker l'électricité, sauf à des coûts prohibitifs (200 G € pour stocker une seule journée de consommation en France en l’état actuel des technologies !) ; par ailleurs, les investissements industriels qui pourraient être réalisés seraient très insuffisants étant donné, par exemple, les disponibilités très limitées de certaines matières indispensables, en particulier le cobalt et les terres rares. Les espoirs placés ces dernières années dans des solutions comme le ‘’foisonnement’’ par densification des réseaux à l’échelle européenne, se sont révélés vains en raison de la relative uniformité de climat dans le Vieux Continent. Le dernier en date, la production d’hydrogène ‘’vert’’ par électrolyse à partir des ENR, connaît aujourd’hui de la part des Etats et des industriels une désaffection fort discrète mais bien réelle, pour des raisons à la fois économiques et technologiques. Notons que dans un rapport de mai 2025 la Cour des comptes juge « irréalistes » les ambitions de l’Etat en matière de production et de consommation d’hydrogène décarboné.


Conséquences du développement des énergies intermittentes


Quand une part significative de la production d’électricité d’un pays doit être, comme l’a décidé l’Europe, d’origine éolienne et solaire, les conséquences des trois contraintes définies précédemment (équilibre du réseau, facteur de charge et stockage) sont les suivantes :

- contrairement à ce qu'avait été alors annoncé il y a quelques années par l'ADEME, la production d’électricité à partir du vent et du soleil ne peut, en dépit de l’accès prioritaire au réseau, remplir qu'une part de l’ordre d’un tiers des besoins étant donné les facteurs de charge constatés ;

- il faut donc disposer d’une autre énergie qui soit pilotable afin de pouvoir prendre quasi-instantanément le relai du vent et/ou du soleil en cas d’absence ou compléter une production insuffisante. Les retenues hydrauliques et les STEPS (stations de transfert d’énergie par pompage) ne pouvant répondre qu’à moins de 15 % des besoins, seules deux possibilités subsistent, l’énergie nucléaire et l’énergie fossile ;

- l’énergie nucléaire est aujourd'hui la solution prise par EDF, faute de mieux car conduisant à une sous-utilisation des réacteurs dont le coût marginal du kw-h est notablement inférieur à celui des énergies intermittentes. Par ailleurs, ces réacteurs ne sont pas vraiment adaptés à ce besoin de complémentarité en raison, en particulier, d’une flexibilité de fonctionnement insuffisante. Ils ne sont pas conçus pour une utilisation qui peut conduire à une fatigue prématurée des installations ou à des inquiétudes sur leur sécurité. Citons l’agence de sureté ASNR : « Les opérateurs des salles de contrôle ont de nouvelles contraintes à gérer. Ils doivent moduler la puissance des réacteurs pour laisser la place à l’énergie solaire ou éolienne quand l’offre d’électricité est trop abondante par rapport à la demande. Ils ne font pas autre chose pendant ce temps là ». Par expérience, les énergies intermittentes aléatoires et l’énergie nucléaire ne forment pas un très bon ménage l

- l’énergie fossile a été choisie par les Allemands pour pouvoir poursuivre et gérer le développement de leur programme d’ENR. Ils continuent, faute de mieux, à garder des centrales au charbon et ont décidé de construire, dans un premier temps, un peu plus d’une vingtaine de centrales au gaz moins polluantes que celles au charbon ou au pétrole. Si la France suivait cette voie, la part, dans sa production d’électricité, de celle faite à partir de combustibles fossiles, passerait de 1 ou 2 % aujourd’hui à 40 ou 50 % demain ! Cela signifierait l’abandon d’un volet emblématique de la politique de transition énergétique ainsi qu’une interrogation sur un certain nombre de décisions ou orientations déjà prises, ainsi le futur monopole de la ‘’voiture électrique’’, étant donné que plus de la moitié de notre électricité serait alors carbonée !

– pour éviter un « black out » ou les coupures d’alimentation en l’absence de vent et de soleil, ou quand ils sont insuffisants, la puissance installée de l'énergie complémentaire quelle qu’elle soit, doit impérativement correspondre à 85 % ou 90 % de la consommation (ce fut le cas du nucléaire jusqu'en 2010), le reste étant l’apport de l'hydraulique et des STEPS existants.

- la nécessité de disposer de cette puissance installée provenant d’au moins une autre source d’énergie entraine un coût de décision qui est le plus souvent, voire toujours, passé sous silence par les partisans du vent et du soleil. En France, il s’agit d’abord de celui dû à la baisse de facteur de charge de nos centrales nucléaires : on ferme Fessenheim et on ralentit la production de réacteurs déjà financièrement amortis (donc un coût de l’ordre de 20 € par MW-h en coût marginal), pour permettre aux ENR d’accéder en priorité au réseau au prix imposé à l’EDF (de 40 à 120 € par MW-h pour l’éolien terrestre, 200 € selon certains articles pour les futurs appels d’offre de parcs éoliens off-shore !). Par ailleurs, il faut aussi tenir compte, si on maintient les programmes intermittents décidés dans la loi toujours en vigueur ainsi que leur priorité d’accès aux réseaux, de la partie des investissements concernant les futurs réacteurs (ex : EPR2), cela au pro rata de leur utilisation pour stabiliser les ENR ! Seule l’EDF doit connaître le nombre d’équivalent-réacteurs correspondant, plusieurs évidemment ; en Allemagne il s’agit, dans un premier temps de la construction de 26 centrales au gaz, outre le maintien de centrales au charbon existantes ! Notons incidemment que l’on pourrait songer à libérer l’EDF de la contrainte de priorité d’accès des ENR ; mais alors, y aurait-il encore des investisseurs intéressés par ces énergies ?


Vers un moratoire sur les énergies intermittentes ?


La décision des Etats européens d’introduire une part très significative d’énergies intermittentes aléatoires dans leur ‘’mix’’ électrique nous conduit aujourd’hui à une situation qui s’avère peu satisfaisante en raison de la nécessité de compléter ces énergies par une autre énergie afin d’éviter tout « black out » ou délestage. Le choix des nations est entre une énergie nucléaire décarbonée, quand elle est disponible, mais qu’elles gaspillent en partie, ou consommer des combustibles fossiles et émettre des gaz à effet de serre. En réalité, la vraie question, celle qui tôt ou tard va se poser, d’abord en Europe puis dans le reste du Monde, n’est elle pas : « Faut-il, si on le peut, abandonner les énergies renouvelables ? ».

Pour la France, étant donné son parc actuel, la solution du ‘’tout nucléaire’’ est de très loin la plus satisfaisante, malgré les investissements initiaux et les frais induits qui sont le premier poste de coût de cette électricité. Par contre, ceci est compensé, et au-delà, par les importantes retombées financières, économiques et industrielles qui sont à attendre de la décision, outre évidemment l’arrêt des investissements directs dans les ENR et la stabilisation des prix de l’électricité réclamée par notre industrie : nul besoin de refondre les réseaux de transport moyenne et basse tension pour intégrer les ENR (200 G€ annoncés ces dernières semaines pour la France, dix fois plus pour l’UE selon la Commission), la pleine utilisation du nucléaire d’un coût d’exploitation bien inférieur à celui des ENR avec la fin de tout accès prioritaire au réseau, la possibilité de réduire le nombre des futurs réacteurs nucléaires à celui qui serait strictement nécessaire pour notre consommation d’électricité, l’arrêt des importations liées au solaire et à l’éolien, chinoises essentiellement, etc.

Cependant, il est clair que ce renoncement par la France aux ENR devrait soulever d’importantes difficultés avec certains de nos partenaires et la Commission. Bruxelles, en effet, sous la pression de Berlin et de Madrid, milite depuis longtemps pour un grand marché intégré de l'électricité et donc pour la multiplication des interconnexions entre les États membres. Or, selon les experts, « ces interconnexions, loin de résoudre les déséquilibres structurels de certains systèmes nationaux, les aggravent et les étendent à l'ensemble du continent. Pire, elles menacent directement la stabilité, les prix et la souveraineté énergétique des membres de l’Union Européenne ». Dans le cas de la France, si ses centrales nucléaires permettent aux Allemands et aux Ibériques de gérer avec succès les absences de vent ou de soleil, elles ne peuvent pas supporter sans difficultés des flux très aléatoires entrant sur nos réseaux quand la production des ENR de nos voisins est excédentaire ou varie trop brutalement. Comme on l’a vu lors du récent « black out » ibérique, cela va probablement déclencher une crise politique : faute d'avoir un système fiable, Madrid, aidé par la Commission, demande plus d'interconnexions avec la France, accusée de ne pas être assez « solidaire » ; mais Paris le peut-il sans abandonner son nucléaire, ce dont pâtiraient d’ailleurs nos voisins ? Heureusement la France n’est pas la seule concernée : en novembre 2024, la Suède et la Norvège ont subi de plein fouet les déséquilibres allemands et ont été conduits à remettre en question leurs accords avec Berlin.

L’Europe et la France sont donc, en matière de politique énergétique, au pied du mur. Bruxelles est engagée depuis vingt ans dans une voie qui ressemble fort, aujourd’hui, à une impasse et persévérer serait désormais un suicide. D’une part, la raison d’être de cette politique, définie dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, était la décarbonation ; nous ne pouvons que constater son échec car cet objectif ne sera pas atteint ! D’autre part, on assiste à la reprise des programmes nucléaires ou le lancement de projets dans un certain nombre de pays en Europe, et plus généralement dans le Monde, pour des raisons tant économiques qu’environnementales. Or, la cohabitation des réseaux des nations dont l’énergie électrique sera essentiellement nucléaire et de celles qui maintiendraient le choix fait jusqu’à présent par l’Europe de privilégier les ENR, ne sera pas possible. Comment croire que l’on pourra alors concevoir une Union dont les réseaux d’électricité, l’énergie de demain, ne seraient pas connectables ?

Nous allons donc vers une crise européenne grave dont l’économie, l’industrie et la lutte contre le réchauffement climatique feront les frais ! Quant à la France, confrontée à cette situation, et dont l’économie est ce que nous savons, a-t-elle d’autre choix qu’entre être entrainée dans ce suicide ou décider un moratoire sur les ENR et passer au ‘’tout nucléaire’’ ? Il faut espérer que la raison l’emportera enfin !