La Grèce va-t-elle déclencher la liquidation de la monnaie unique ?
Par Jean-Claude Werrebrouck, le 6 mars 2015.
UNION EUROPÉENNE / ZONE EURO
7/7/202412 min read
Nous avons souvent souligné que la probabilité du démontage de la zone euro selon le mode panique était infiniment plus forte que celui issu d’une négociation entre Etats1.
Les derniers évènements survenus en Grèce ne modifient pas fondamentalement le paysage. Nous pensons seulement que la montée de l’antagonisme entre la Grèce et les autres pays de la zone est probablement inéluctable, et qu’elle mettra dos au mur le pouvoir grec. Un pouvoir qui n’aura que le choix entre l’aventure de la fin de l’euro et son rejet brutal et probablement violent par le peuple grec.
La montée de l’antagonisme résultera de la volonté de sauvegarder le dispositif tel qu’il est par les pays qui en sont encore les bénéficiaires (Europe du nord) mais aussi par les pays du sud dont les entrepreneurs politiques au pouvoir ne peuvent se déjuger sans être balayés par les urnes.
Il existe une alliance objective des pouvoirs en place au sein de la commission, les faucons se trouvant peut-être davantage dans le sud, victime, que dans le nord bénéficiaire.
Ceux du Nord craignent un effet « contagion » si des conditions trop généreuses se mettent en place en Grèce. Ceux du sud craignent plus banalement pour leur simple survie. La chaîne reliant tous les pays de la zone face à la Grèce ne peut se briser, alors même que tous restent passagers clandestins2.
Côté grec, le soutien populaire massif ne peut être déçu et les entrepreneurs politiques au pouvoir sont dans une situation où la trahison est très difficile. Ils seront aidés en cela par des considérations géopolitiques dans lesquelles nous retrouvons l’appui de la Russie et la bienveillance de la Chine.
La tension montant, arrivera un moment où SYRISA abattra ses dernières cartes : le défaut ou/et la réquisition de sa banque centrale.
En refusant d’honorer les échéances de la dette, le défaut est un moyen de mobiliser les ressources nécessaires au plan de sortie de l’austérité.
La réquisition de la banque centrale est un autre moyen de mobiliser des ressources.
Les autres solutions sont inenvisageables car mobilisant trop de temps du point de vue des marchés politiques grecs, et/ou se rapprochant trop du défaut du point de vue des marchés politiques du reste de la zone.
Un espace de négociation théoriquement nul
Tout d’abord l’idée d’appuyer les dépenses liées à la fin de la crise humanitaire sur les recettes fiscales jusqu’ici non recouvrées (75 Milliards d’euros ?) ne peut être opératoire en raison du temps très long des recouvrements potentiels.
Par ailleurs, le seul maintien du taux d’endettement (175% du PIB) exige déjà un excédent primaire supérieur à 1%. Calculé sur la base d’une croissance en volume de 2% et un taux de l’intérêt de 2,5% ce solde primaire de stabilisation de la dette est déjà optimiste en raison d’une déflation plus importante en Grèce que dans le reste de l’Europe. Il est encore plus optimiste d’imaginer des taux de croissance plus élevés permettant de diminuer très progressivement le poids de la dette. La raison en est simple : il faudrait un excédent primaire plus élevé, donc un effet dépressif en parfaite contradiction avec l’idée de croissance plus élevée3. Par conséquent, l’idée de se donner des marges de manœuvres en réduisant la dette sans passer par un défaut ou une renégociation est totalement irréaliste.
Du point de vue des marchés politiques du reste de la zone, de la BCE et du FMI, nous sommes également aux limites du possible et ce, pour plusieurs raisons :
La Grèce bénéficie dans le cadre de la première restructuration de sa dette, de privilèges qui n’ont été accordés à aucun autre pays. Ainsi au-delà des taux préférentiels accordés par les pays membres et le FESF, la dette grecque figurant à l’actif du bilan de la BCE est gratuite puisque les intérêts versés par le Trésor sont intégralement reversés à ce dernier par la BCE.
De la même façon, les taux moyens étant très bas et la maturité beaucoup plus longue que celle constatée dans les autres pays du sud, le passage souhaité par la Grèce à une dette perpétuelle assortie d’un taux indexé sur la croissance revient à un quasi défaut du point de vue des pays du nord. En toute rigueur comptable, cela signifierait des pertes pour le FESF, les pays prêteurs, et la BCE qui verrait se loger à son actif des titres sans valeur. Les pertes les plus importantes étant celles de l’Allemagne au titre des prêts directs et des garanties offertes au FESF4.
Au total nous sommes dans un espace de négociation où toutes choses étant égales par ailleurs, il n’existe aucune zone d’échanges mutuellement avantageux possibles. Seules l’intervention d’autres paramètres comme par exemple des considérations géopolitiques ou des lobbyings intenses sur les entrepreneurs politiques peuvent modifier - et probablement marginalement- cette cruelle constatation5.
Identification des stratégies dominantes chez les acteurs principaux
Au point de vue « théorie des jeux » les entrepreneurs politiques au pouvoir à Athènes laisseront clairement percevoir cette stratégie - défaut ou/et réquisition de la banque centrale - en face de quoi les institutions (ex troïka) prendront position.
Hélas, les entrepreneurs politiques grecs se rendront vite compte que cette menace ne peut ouvrir un espace de négociation. Par peur, tous les pays de la zone laisseront à l’Allemagne le monopole d’une décision qui sera…. évidemment imputée au gouvernement grec6.
Car l’Allemagne aura à choisir entre aider la Grèce au prix d’une disparition de ses privilèges et des risques politiques internes et maintenir sa position avec les avantages politiques associés au prix d’un risque d’effondrement de la zone.
Il existe toutefois un troisième scénario qui est celui du mensonge assumé par les deux parties. Son contenu serait simple et consisterait à présenter des chiffres irréalistes concernant le futur proche, par exemple celui concernant les recettes fiscales ou la croissance. De quoi permettre un début d’application du programme de SYRISA contre une autorisation allemande. C’est au demeurant ce scénario qui semble l’emporter dans un premier temps. Toutefois, très rapidement, la réalité devrait à nouveau frapper à la porte et remettre en pleine lumière l’inextricabilité de la situation et donc la décision de SYRISA d’obliger l’Allemagne à choisir entre l’aide ou son refus. D’où deux scénarios.
Examinons ces deux scénarios en termes très simplifiés.
1) Décision d’aider la Grèce :
- Contestation de la coalition au pouvoir en Allemagne (AFD notamment)
- Montée des populismes dans le sud, notamment en Espagne
- Fin des politiques d’austérité
- Monétisation massive de la part de la BCE
- Décision très consensuelle- mais dramatique- d’une sortie de l’euro par les entrepreneurs politiques allemands.
2) Décision de ne pas aider la Grèce :
- Maintien de la coalition au pouvoir en Allemagne.
- Maintien des politiques de dévaluation interne dans les autres pays.
- Aggravation continue des disparités intra européennes
Il semble donc évident- encore une fois toutes choses égales par ailleurs- que le choix de ne pas aider la Grèce domine celui de l’aider. L’Allemagne choisira donc de rester dans l’euro le plus longtemps possible en restant très soucieuse du respect des règles. Ce n’est qu’avec l’aggravation de la crise sociale dans le sud et la perte de contrôle de ses entrepreneurs politiques que la décision très lourde et très difficile mais consensuelle de sortie de l’euro serait prise par les entreprises politiques Allemandes.
Ce second scénario doit être étudié en fonction des choix à court terme du gouvernement grec :
Choix 1:La Grèce fait défaut et décide de sortir de l’Euro :
- Rétablissement du contrôle des changes et des mouvements de capitaux
- Dévaluation massive de la nouvelle monnaie nationale.
- Mise en place du programme gouvernemental dans les conditions d’un équilibre budgétaire retrouvé (fin de la rente de la dette et utilisation de la marge du solde primaire 2014)7.
- Investissements étrangers confortés sur la base de la compétitivité retrouvée.
Variante possible : réquisition de la banque centrale avec monétisation permettant de rembourser toutes les dettes sur la base du nouveau taux de change. Dans ce cas, les contrats sont formellement respectés.8
Choix 2 : La Grèce réquisitionne sa Banque centrale et conserve l’euro :
- La banque centrale monétise et fait face à l’ensemble de ses créanciers
- Le marché de la dette publique disparait au profit du financement direct par la Banque centrale.
- Mise en place aisée du programme gouvernemental annoncé.
- Mise en place le cas échéant d’un « 100% monnaie ».
- La BCE met fin au dispositif TARGET 2 jouant pour la Grèce.
- Le marché interbancaire se ferme et les banques étrangères disparaissent.
Ce scénario aboutit à la marginalisation complète de la Grèce. On en déduit que la stratégie correspondante domine celle du premier scénario.
On peut donc penser que le gouvernement grec choisira la première stratégie : celle d’une sortie de l’euro.
On peut aussi penser que les paiements offerts par la Grèce au titre de sa dette publique aux institutions créancières - BCE, Etats, et peut-être même le FESF, paiements obtenus par monétisation (variante examinée ci-dessus) – deviennent des « balances drachmes » comme il existe des « balances dollars ».
En effet, ces balances sont le reflet de la situation débitrice comme les balances dollars sont le reflet de la dette américaine. Ces dernières ont jusqu’ici toujours été recyclées et on ne voit pas pourquoi les balances drachmes accumulées par les créanciers de la Grèce ne pourraient pas être recyclées, soit auprès des banques, lesquelles pourraient offrir du crédit aux importateurs de marchandises grecques, ou tout simplement l’achat de bons du Trésor. Scénario à priori surréaliste mais pourtant possible puisque du point de vue des créanciers européens : c’est cela ou rien. Mais en même temps, recyclage permettant d’alimenter la demande interne grecque. De quoi constater que même dans cette situation un échange mutuellement avantageux peut se dessiner entre la Grèce et ses créanciers.
Les effets de second tour.
Ils dépendent dans un premier temps de ce que sera la réalité grecque après la fin de l’euro. En la matière rien n’est écrit. Toutefois un développement harmonieux de l’économie grecque est théoriquement possible sur la base du programme de SYRISA, programme nourri par la fin de la rente (4 points de PIB) et l’excèdent primaire obtenu par le précèdent gouvernement (1 point de PIB).
Il est évident que les premiers temps seront difficiles et consisteront à réparer les dégâts provoqués par 14 années de monnaie unique complètement inadaptée à la réalité grecque : double inondation des importations et de la grande distribution qui lui est associée, avec ses effets dévastateurs sur une industrie et une agriculture peu compétitive9. Mais aussi difficultés résultant de ce qui a été associé à la politique de maintien en survie depuis le début des années 2010. Les exigences de la Troïka se sont concentrées sur la compétitivité de court terme, largement artificielle et ont négligé tout programme réel de compétitivité à long terme : chute considérable des investissements privés et surtout publics, recherche inexistante, éducation et université sacrifiées, etc. Le pays, redevenu indépendant est donc à rebâtir. Cette reconstruction ne pourra passer sous les fourches caudines de la finance et il est probable qu’elle se fera sous répression financière ce qui sera une innovation majeure dans le présent monde.
L’échec est bien évidemment possible en raison des bouleversements économiques et sociaux associés : hausse très importante des prix à l’importation avec produits de substitution absents du marché national, méfiance des investisseurs, résistance des oligarques, difficulté de construire un Etat de droit moderne, impatience des classes moyennes, laminage des stocks d’épargne, etc.
Conséquences sur le reste de la zone.
Il est d’autant plus difficile d’estimer des scénarios, que l’on ignore quelle sera l’évolution ultérieure de la Grèce. On peut toutefois envisager quelques pistes à partir de l’observation fine de la logique implacable de TARGET 2.
Le dispositif TARGET2 est un outil technique qui assure la parfaite fluidité des échanges interbancaires entre les divers pays de la zone. En termes concrets, il s’agit d’une pièce contribuant au bon fonctionnement du marché unique : exportations et importations entre pays sont parfaitement fluidifiées sur la base d’une monnaie unique.
Le problème est toutefois que les échanges ne sont pas équilibrés et après quelques années de fonctionnement, il apparait que le nord est toujours excédentaire et que le sud, y compris la France, est devenu toujours déficitaire.
De fait, les rapports entre l’Allemagne et les pays du sud y compris la France sont devenus l’équivalent des rapports entre les USA et la Chine, ce dernier pays étant l’équivalent de l’Allemagne, et les USA l’équivalent des pays de la zone sud. Ainsi à l’intérieur de la zone euro nous retrouvons les vieux secrets du « déficit sans pleurs » d’où la magie d’un euro simultanément porteur de la désindustrialisation dans le sud.
Dans le cas des rapports Chine/USA le recyclage des excédents ne posait pas de difficulté et le bilan de la Banque centrale chinoise pouvait accepter sans difficulté les Bons du Trésor US dont la liquidité reste particulièrement élevée et la signature assurée. Tel n’est pas le cas avec les pays de la zone sud au regard de l’Allemagne dont la banque centrale nationale au titre de TARGET 2 est tenue d’accepter les déficits du sud sans réelle contrepartie.
Plus clairement encore, la fluidification des échanges aurait été impossible sans le dispositif TARGET2. En effet, entre le sud déficitaire et l’Allemagne excédentaire, un marché interbancaire classique aurait très vite été bloqué et les échanges rendus difficiles. Les Allemands ont clairement conscience que les soldes Target2 sont dangereux, certains d’entre-deux insistant sur le fait que ces soldes en cas de défaillance des banques centrales du sud pourraient finalement être supportés par le contribuable10.
C’est précisément ce risque qui rend la politique allemande si rigoureuse au regard du sud : Il faut rétablir les équilibres par de puissantes dévaluations internes permettant le retour à l’équilibre de comptes TARGET. En même temps, cette logique est collectivement ruineuse puisqu’elle affaisse les demandes globales dans le sud avec ses effets de contagion jusqu’au nord et globalement la stagnation économique de la zone.
L’Allemagne a besoin de conserver ses avantages compétitifs et pour cela, comme la Chine à l’égard des USA, elle a besoin d’un déficit sans pleurs… qu’elle ne peut pas- à l’inverse de la Chine- accepter. Car l’Italie, L’Espagne, La France, ne sont pas les Etats-unis. Nous sommes au cœur de la contradiction allemande qui mène l’ensemble de la zone en très grande difficulté.
La conclusion est donc évidente :
Scénario 1 : la sortie de la Grèce de la zone euro est un succès :
Dans ce cas l’effet dépressif de l’euro n’est plus supporté dans le sud et les entrepreneurs politiques au pouvoir disparaissent en laissant la place à d’autres qui abandonneront l’Euro. Par effet de contagion et d’une insupportable compétitivité de ceux qui ont dévalué, la France suit sans délai, et donc la zone toute entière disparait.
Scénario2 : La sortie de la Grèce de la zone euro est difficile, voire un échec :
Dans ce cas les entrepreneurs politiques au pouvoir dans le sud bénéficient de l’effet Grèce et les politiques de dévaluation internes sont idéologiquement justifiées. D’où de nouveaux succès sur les marchés politiques de ceux qui entrainent le continent vers la dépression continue.
On notera ici 3 réflexions finales :
- L’euro peut encore bénéficier de béquilles : celles qui seraient procurées par un échec de la sortie grecque, échec venant confirmer le bien-fondé des exigences allemandes.
- La disparition de l’euro dans ce nouveau schéma n’est pas concertée. Nous restons dans un espace de décisions non coordonnées.
- Parce que la BCE a pris conscience qu’elle disposait de moyens illimités pour éteindre une crise financière, la disparition de l’euro selon le « mode panique » semble être une hypothèse aujourd’hui plus éloignée.
1 Cf.: http://www.lacrisedesannees2010.com/article-le-big-bang-de-la-fin-de-l-eurozone-et-l-univers-financier-dans-le-monde-d-apres-116367504.html
2 Cf. : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-l-euro-implosion-ou-sursaut-43801089.html
3 Nous renvoyons ici aux travaux de Natixis qui présentent un modèle de réduction de la dette grecque par l’élévation du solde primaire. Les conclusions sont sans appel : la contraction du PIB par diminution de la demande globale contrarie toute volonté de sortie par allégement de la dette. C’est dire que le projet de budget 2015 dans lequel la Troïka exigeait un solde primaire de 4,5 points de PIB était tout simplement irréaliste, voire scandaleux.
4 79,8 milliards d’euros selon l’institut de conjoncture Allemand (IFO).
5 Nous pensons par exemple à l’Argentine et à l’intervention du Venezuela puis de l’Iran qui, après la crise de 2000 va entrainer de larges bouleversements. Nous pensons aussi à ce qui est la grande industrie militaire qui a eu beaucoup d’influence sur les entrepreneurs politiques grecs.
6 L’Allemagne, comme on le verra, sera amenée à prendre des décisions historiques majeures, décisions dont elle a peur elle-même.
7 Ce qui donnerait en théorie une marge de 5 points de PIB, 4 au titre du service de la dette et 1 au titre de l’excédent primaire.
8 http://www.lacrisedesannees2010.com/2015/02/la-petite-grece-viendra-t-elle-a-bout-de-l-allemagne.html
9 Et des dégâts bien supérieurs aux seuls 26points de PIB perdus depuis 2008 : tout est à reconstruire, y compris les savoirs faire disparus par les mirages du libre -échange et de la Grande Distribution.
10 HW Sinn avait même estimé que la faillite du sud pourrait représenter un cout équivalent à 40% du PIB allemand, les agences de notation pouvant ainsi trouver une justification pour la dégradation de la dette allemande.
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