Le libre-échange contre la croissance

Par Jean-Pierre Gérard Président de l’institut Pomone et du G21

ECONOMIE

7/7/202426 min read

Propos liminaires

En 2000, je présidais l’association des anciens élèves du CPA, et à l’occasion du 70e anniversaire nous avions organisé toute une série de colloques relatifs au management et aux transformations des 10 prochaines années. Un de ces colloques traitait de ce qu’on appelait « le manager mondial ». Ce colloque s’était déroulé à Lyon, et j’avais été très frappé de voir que la quasi-totalité des personnes présentes, les chefs d’entreprise, des hauts fonctionnaires, quelques politiques peu nombreux, acceptaient comme un fait accompli que notre réflexion avait comme postulat d’entrée la mondialisation et l’internationalisation des échanges. C’est donc dans ce cadre que les discussions ont eu lieu. En tant que président de l’association des anciens élèves du CPA et de l’équipe responsable appelée dirigeant du futur, il me revenait de clore ce débat qui par ailleurs avait été extrêmement intéressant.

La première phrase que j’ai dite, a dû être une douche un peu froide. Je les ai remerciés du travail accompli, et des choix qu’ils avaient faits. Et en particulier j’ai ajouté qu’ils avaient fait implicitement un choix fondamental, d’accepter l’inéluctabilité de la mondialisation des échanges. J’ai demandé à l’assistance de réfléchir ultérieurement à la remise en cause de ce dogme de la mondialisation. (Je dois reconnaître que cette mondialisation n’a commencé à être remise en cause que plus tard. Et donc au-delà de l’horizon des gestionnaires d’entreprise).

La deuxième anecdote tient à une discussion que j’ai eue avec Charles Whyplosz. J’avais lu bon nombre de ses articles sur la constitution de l’euro et j’en avais retiré le sentiment qu’il partageait plutôt mes interrogations. En particulier, il était à ma connaissance un des seuls économistes à mettre en garde sur la réalisation de l’euro. La première phrase que j’ai lue de lui, était que les unions monétaires avaient mauvaise réputation. J’en avais donc déduit qu’il était moyennement favorable à l’euro, et que surtout il verrait dans le tarif extérieur commun un moyen indispensable pour réussir la transformation monétaire. Dès lors, je pensais qu’il n’était favorable au libre-échange mondial que dans la mesure où ce libre-échange était équilibré. Je lui ai donc posé très directement la question. J’attendais une réponse mesurée, et sa réaction a été très forte : « tous les économistes sont aujourd’hui convaincus que le libre-échange est, indépendamment de tout le reste, facteur de progrès. » Cette fois douche froide était pour moi

La 3eanecdote est tirée de mon expérience d’organisateur du colloque sur l’économie Pour debout la république. C’était en 2007, et nous sentions déjà très fortement les conséquences de la désindustrialisation de notre pays. Un de nos adhérents était le président d’une entreprise de fonderie de haute technologie appelée Thomé Génot. Soumise à la mondialisation et incapable d’avoir un niveau de prix satisfaisant tant pour les coûts de personnel que pour des raisons de surévaluation de l’euro. Tout s’était ligué pour que cette entreprise ne puisse survivre à l’ouverture inconsidérée des frontières exigée par la commission de Bruxelles qui édictait des règlements sans se soucier des conséquences économiques. Bien sûr, devant la disparition des entreprises et des problèmes d’emplois, certains s’émurent et créèrent un fonds d’adaptation à la mondialisation. On crée un problème et on en résout une partie par des subventions. Comme il est habituel en pareil cas, on cherche un repreneur. On mobilisa toutes les administrations, on cherche des solutions financières, et l’on confie en fin de compte à 2 Américains, le soin de remonter l’entreprise. On leur alloue pour les aider 80 millions d’euros venant du fond d’adaptation à la mondialisation, on réduit de très nombreux coûts et en particulier en autorisant une réduction significative du nombre de salariés, etc. Ces 2 Américains affichaient toutes les garanties de sérieux, et leur plan de redressement a été jugé crédible par le tribunal de commerce. La société leur fut donc attribuée. Bien sûr pour mettre en œuvre ce plan, il fallait confier un certain nombre d’études à un cabinet extérieur et nos 2 nouveaux patrons utilisaient les subventions pour le fonctionnement de ce cabinet qui leur appartenait. Bien évidemment au bout de 2 ans la totalité des subventions avait été siphonnée, et nos 2 Américains sont partis laissant la société dans un état tel que plus rien n’était possible. Bien sûr, il y eu des plaintes. Évidemment ils ont été condamnés devant les tribunaux. Nous sommes en 2018, les procès sont toujours pendant. Et je pense que nos 2 patrons voyous ne verront pas l’ombre d’une condamnation.

Je cite ces anecdotes pour bien montrer que personne ne veut mettre en cause la mondialisation tant elle est inévitable (CPA), qu’elle s’appuie sur les théories de Ricardo du XIXe siècle sans se soucier des hypothèses et du domaine de validité de ces hypothèses (Charles Whyplosz), et enfin sur la condition même du bon fonctionnement de la coopération qui suppose la répétition permanente et bienveillante.

Cette anecdote pour rappeler que la base de la coopération, repose sur la répétition des actions économiques entre les acteurs. Du jour où, on peut faire fortune en une seule opération, nous ne pouvons pas nous attendre à des comportements vertueux. Dans l’analyse que nous verrons ci-après sur l’analyse s’appuyant sur le dilemme du prisonnier itéré, la coopération ne devient efficiente qu’avec la répétition. [Oui, c’est une conclusion très nette et assez simple à justifier]Comme nous le constaterons, lorsque cette répétition est absente, nous nous trouverons en face de comportements du type décrit ci-dessus. J’ai donné un exemple qui m’avait particulièrement frappé, mais dans les échanges avec la Chine, il y a toujours un moment où l’importance du gain fait passer au second rang l’efficacité de l’échange.

Position personnelle.

Je suis quant à moi convaincu que ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation, et le libre-échange mondial, ne sont que dans de très rares cas favorables au développement économique. C’est ce que l’on verra dans la première partie en m’appuyant sur une thèse de M. Guillaumet faite pour l’OFCE, sur les corrélations entre ouverture de l’économie sur l’extérieur et croissance économique sur une période de 150 ans.

Elle n’a donné des résultats favorables, que très rarement et uniquement lorsque les échanges se sont développés entre zones relativement homogènes. Je ne suis pas du tout sur qu’elle ait les avantages qu’on décrit. En d’autres termes la mondialisation pour la France, tout au moins jusqu’en 2001, a été une européanisation des échanges. C’est exactement dans cet esprit que le général De Gaulle avait accepté la construction de l’Europe, dans toutes ses composantes et en particulier sur la politique agricole commune (ce qui a été accepté) et sur la mise en place d’un tarif extérieur commun (ce qui a été partiellement fait et qui a disparu presque totalement dans ce qu’est devenue l’union européenne à 27). C’est d’ailleurs cette position que soutenait Maurice Allais

À l’inverse, on peut constater que dans des circonstances très particulières, la proximité géographique, économique, culturel etc. la coopération entre acteurs économiques peut émerger naturellement et contribue à l’émergence d’un système de coopération stable. François Mitterand, dans les mémoires interrompus, rappelle dans son expérience de prisonnier, comment s’était constituée une forme de société qui s’appuyait sur des comportements de confiance et qui avait marginalisé les gros bras des droits communs qui avaient exercé l’autorité au début de la détention des prisonniers.

Ainsi, il est courant d’admettre que l’intensification des échanges entre acteurs économiques est source de progrès. C’est devenu un tel dogme depuis 1945, avec le GATT puis l’OMC, qu’il est très difficile de défendre le contraire. M’étant occupé d’industrie toute ma vie, j’ai toujours constaté que le rythme de changement engendré par les instabilités monétaires, les changements de législation étaient rigoureusement incompatibles avec le développement agricole, industriel et commercial des différents pays. J’ai en particulier constaté que sur les 40 ans de ma carrière professionnelle, l’industrie n’avait fait que se rétracter, que l’agriculture se développait dans des conditions telles que l’on épuisait les terres, sans pour autant parvenir à une agriculture de qualité.

Président du club des numéros un mondiaux français à l’Export depuis 1987, j’ai vu disparaître un très grand nombre des numéros un victimes au mieux de leur succès par rachat par des sociétés étrangères, issues de pays où la rentabilité des investissements industriels n’est pas un gros mot. Arcelor par exemple, superbe entreprise de technologies de l’acier a pu être rachetée par Mittal dont la rentabilité s’appuyait sur des activités, que nos politiques appellent de bas de gamme.

Je suis convaincu que nous faisons fausse route à généraliser la mondialisation comme nous l’avons fait. Je vais essayer de démontrer de 3 manières.

  • Par une analyse historique comparée du taux d’ouverture des économies et de leur croissance. Nombre d’études prouvent que les périodes de plus forte croissance correspondent à des protections douanières, tarifaires, non tarifaires, ou encore de patriotisme économique.

  • L’avantage de l’échange a été théorisé au début par Adam Smith, mais surtout par Ricardo avec la théorie des avantages comparatifs. C’est encore très largement sur la théorie des coûts comparatifs que les économistes au niveau mondial défendent le libre-échange mondial. Je pense personnellement que cette théorie n’est valable que dans le cadre de certaines hypothèses, qui sont très rarement respectées. Le domaine de validité des hypothèses de Ricardo ne devrait pas permettre aux dirigeants de l’OMC de poursuivre une action de généralisation du libre-échange mondial.

  • Enfin le développement de la théorie des jeux et des comportements de coopération. On connaît tous le dilemme du prisonnier et du dilemme du prisonnier itéré (c’est-à-dire répétitifs). De larges travaux faits aux États-Unis par le professeur Axelrod montrent que les conditions de gains des échanges sont extrêmement pointues. Elles supposent en particulier que les échanges soient répétitifssur une durée assez longue, que la stratégie soit gagnante de manière équilibrée pour tous les acteurs, et que la sortie soit pénalisante et non bénéfique. Nous verrons que malheureusement ce n’est pas le cas.

Sur ces 3 points le doute n’est plus permis comme nous allons le démontrer. Bien évidemment il peut toujours y avoir des contre-exemples dans des domaines limités, mais cela n’est pas de nature, comme le pensent tous les responsables économiques et politiques à développer encore et encore un libre-échange destructeur des activités et par là-même destructeur de la cohésion sociale que décrit Christophe Guilly dans ses ouvrages sur la France périphérique.

C’est ce qu’a parfaitement compris Donald Trump, du désespoir des habitants de la « Rusty Belt », qui avec des méthodes qu’on n’approuve peut-être pas, n’en mène pas moins la seule politique sérieuse et raisonnable pour son pays. Il est à remarquer que dans les pays démocratiques, cette frange périphérique prend un poids politique de plus en plus important par rapport à la frange « bobo » qui tente par tous les moyens de déconsidérer ces franges qui font malgré tout les gros bataillons des votes dans tous les pays (voir la révolte des gilets jaunes et le comportement du gouvernement).

I – Analyse sur longue période de la relation entre l’ouverture économique internationale et la croissance économique.

Le Tableau ci après donne sur 150 ans le taux de croissance de l’économie française et son taux d’ouverture sur l’extérieur

Taux de croissance annuelle moyenTaux d’ouverture moyen1850- 18591,29,431860 18692,713,71870 18791,717,31881-18892,118,11890- 18992,316,71900-19131,817,71918-19285,911,71929 1939-1,39,981949-19594,59,791960-19695,510,51970- 19793,915,71980-19892,218,91990-19971,318,1

Source Guillaumet OFCE

L’analyse historique menée par Mr Guillaumet avec analyse des corrélations, confirme l’absence de relation positive entre ouverture et croissance économique. Dans le cas qui nous intéresse ci-dessus c’est-à-dire la France depuis 1860. Les transformations politiques ont été nombreuses et souvent avec l’espoir que le commerce international provoquerait la croissance.

Les traités de 1860 ont provoqué une forte augmentation d’ouverture principalement vers les pays limitrophes (comme ce sera le cas avec la CEE), puis par la suite de manière plus généralisée. Malgré toutes les études statistiques faites, il n’apparaît pas possible de mettre en évidence une relation entre l’ouverture et la croissance. Ce serait même plutôt l’inverse.

Le retour du protectionnisme a conduit à une réorientation du commerce extérieur français vers des pays proches mais aussi vers les colonies. Durant cette période, les échanges n’ont pas non plus d’influence directe sur la croissance alors que le taux d’ouverture restait relativement élevé. Malgré cela, la croissance de la richesse nationale a induit un fort niveau d’importation. Jusqu’aux années 1960, la structure du commerce extérieur français reste assez proche de celle de la fin du XIXe siècle.

La période 1957-1974 est la seule pendant laquelle on pourrait mettre au crédit des échanges extérieurs un rôle positif sur la croissance. Comme l’augmentation du taux d’ouverture de la France vers l’union européenne est le résultat de l’augmentation des échanges avec les pays membres de la CEE, il est légitime de penser que la CEE a eu un impact positif sur la croissance, comme le pense Mr Guillaumet.

Personnellement je ne partage pas cette opinion. Je pense que la croissance de l’après-guerre, grosso modo 1950 1974 doit beaucoup à la reconstruction (c’est-à-dire l’existence d’un marché), à une politique monétaire expansive liée à l’aide Marshall, et enfin l’existence d’une classe moyenne formée capable de développer des activités. Dans l’étude que j’avais faite sur les numéros un mondiaux français à l’exportation, j’avais mis en évidence sur la période 1947- 1952, un fort taux de création d’entreprises industrielles en France. Je pense également, c’est aussi valable pour l’Allemagne, que les monnaies ont été en permanence sous-évaluées, ce qui est particulièrement vrai pour l’Allemagne (45-74). Cette sous-évaluation de la monnaie a eu moins d’impact en France en raison du fort taux d’inflation et ce n’est qu’après l’arrivée du général De Gaulle et la stabilisation du franc (avec une dévaluation de 17,4 %)puis la période Pompidou, que la France a pu se reconstruire une industrie à peu près digne de ce nom. Malheureusement cette période n’a duré que 15 ans, contre 25 ans pour l’Allemagne.

Depuis 1970 le taux d’ouverture de la France a augmenté de manière permanente sous l’effet de la conjoncture internationale, de l’ensemble des négociations commerciales au sein du GATT puis de l’OMC. Il y a tout lieu de croire que sur cette période nous avons une corrélation négative entre croissance et ouverture.

Après avoir rédigé ce texte, pour les entretiens de Colombey, je suis tombé sur le livre de Éric Zemmour qui arrive à la même conclusion.

Sur l’analyse historique, il apparaît donc clairement que échanges extérieurs et croissance ne sont absolument pas liées, tout au plus y a-t-il eu à certaines périodes des coïncidences entre les choix politiques (ouverture des frontières), des politiques monétaires, l’ouverture des marchés, et également l’arrivée d’une population travailleuse et diplômée (retour des pieds-noirs) ainsi qu’une stabilité politique extrêmement favorable, mais tout au plus peut on parler de corrélation forte d’événements disjoints mais sensibles aux mêmes causes sur cette période.

  1. Guillaumet estime que la corrélation forte entre croissance et ouverture, vaut relation de cause à effet. Rien ne permet de l’affirmer, mais que deux phénomènes ont été concomitants et trouvent leur explication dans le cadre de l’organisation politique mondiale voulue par les États-Unis pour assurer le redressement politique et économique de l’Europe.

Je pense donc très clairement que l’histoire semblerait prouver que la mondialisation n’est pas favorable à la croissance.

II – Hypothèses sous-jacentes à la théorie des coûts comparatifs de Ricardo

Le raisonnement économique qui sous-tend la nécessité du libre-échange et son effet bénéfique s’appuie presque exclusivement sur la théorie des coûts comparatifs de Ricardo. Les économistes ou plus exactement les responsables économiques des organisations mondiales, se préoccupent peu des domaines de validité des hypothèses de la théorie qu’ils disent mettre en application.

Je ne vous ferai pas l’injure de vous parler de la théorie des coûts comparatifs de Ricardo. Celle-ci est suffisamment bien connue, et a constitué en son temps une véritable révolution intellectuelle. Malgré ses grandes qualités, Ricardo s’est peu penché sur les conditions qui permettaient aux deux pays qu’il avait étudiés de tirer un profit de l’échange international.

Ce n’est que par la suite que les limitations sont apparues.

Pourtant, avec l’arrivée de la Chine dans le commerce mondial, certaines de ces hypothèses ne sont plus vérifiées, invalidant par la même, l’application de cette théorie. Et les conséquences qui en sont tirées, se révèlent non valides. Il en résulte que les gains du commerce mondial tant vanté par Pascal Lamy quand il était directeur général de l’OMC se révèlent être au mieux sans conséquences dramatiques, mais très souvent des pertes considérables pour un certain nombre de pays et également une très grosse perte pour certaines catégories sociales. (L’alignement des pauvres des pays riches, sur les pauvres des pays pauvres et l’alignement de tous les riches des pays pauvres et des pays riches sur les plus riches.

Il apparaît très clairement que si on analyse les hypothèses sous-jacentes à la théorie de Ricardo, nous nous sommes placés maintenant en dehors de la zone de validité et de l’applicabilité de cette théorie.

La notion d’avantage comparatif est principalement utilisée dans les relations commerciales internationales, mais l’avantage comparatif est un principe d’économie générale applicable à l’échange interne entre agents particuliers : l’échange après spécialisation là où chaque producteur a le plus fort avantage ou le moindre désavantage procure un gain. En échange international, l’avantage comparatif a un caractère nettement macroéconomique. Il s’applique aux régions et aux nations qui disposent collectivement d’avantages ou de désavantages les unes par rapport aux autres.

Le fondement des avantages comparatifs réside dans une différence des coûts comparés dans chacun des pays. Or, la plupart du temps, cette différence n’est pas observable. Les taux d’échange internationaux sont nécessairement différents des rapports de coûts, et surtout n’évoluent pas de la même manière dans le temps.

Cette distorsion est la raison même de l’échange et la source des gains d’échange. On ne peut donc pas estimer les avantages comparatifs théoriques. Dans les études empiriques, on se réfère à des indicateurs d’« avantages comparatifs révélés » par les flux commerciaux qui sont des instruments de mesure de la spécialisation internationale des pays. Le gain d’échange global n’a aucune raison d’être également réparti entre les deux pays. Et le gain réciproque en est nécessairement inégal.

Le partage du gain de l’échange est déterminé par le taux d’échange. Dans la mesure où le taux d’échange dépend de l’intensité des demandes réciproques des deux pays et de l’élasticité de la demande par rapport aux prix, le pays qui demande le plus fortement le bien qu’il importe voit le prix international de ce bien s’élever et doit fournir en contrepartie une plus grande quantité des biens qu’il exporte en utilisant davantage de facteurs. Il gagne donc moins à l’échange du fait de l’intensité de sa demande.

– Le gain d’échange en régime d’avantage comparatif est un gain réel, en nature, mais les échanges internationaux se font par l’intermédiaire de monnaies. Il est donc indispensable de lier l’avantage comparatif au taux de change qui s’établit entre les monnaies des pays participants. Ainsi, pour que l’échange soit concevable, il est nécessaire que le taux de change s’ajuste de façon à ce que le produit le moins cher dans le pays le plus défavorisé soit compétitif sur le marché de l’autre pays. Par exemple, dans le cas des relations Angleterre-Portugal, il est nécessaire que la valeur de la livre s’ajuste par rapport à l’escudo pour permettre au drap anglais, plus coûteux en termes réels, d’être moins cher que le drap portugais au Portugal et que l’Angleterre puisse exporter son drap pour régler ses importations de vin. Dans ce cas et à ce taux de change, la différence absolue de prix monétaire entre les draps anglais et portugais n’est qu’un cas particulier d’une différence réelle plus profonde de coûts comparés. Si les deux pays ont la même monnaie, comme c’est le cas avec l’euro, le taux de change nominal ne pouvant alors jouer, il est indispensable que le taux de change réel (niveau des salaires et des prix) prenne le relais du taux de change.

Mais beaucoup plus grave encore, les gains de l’échange connaissent des limites en raison d’une certaine utilisation des facteurs de production, des progrès de productivité différenciés entre les pays, et surtout de variations de la demande et de l’élasticité de celle-ci dans le temps.

Les facteurs de production

Comme on l’a dit, le gain d’échange est constitué par une économie de facteur de production dans les deux pays, ce qui, dans l’hypothèse du plein-emploi des facteurs, se traduira par une production supplémentaire de biens et services chez les deux partenaires. Cependant, le gain à l’échange analysé par la théorie n’est pas un gain net. La spécialisation, que sous-tend le libre-échange, se traduit par des transformations socialement pénibles. Il s’agit essentiellement d’un phénomène de réallocation de facteurs de production, ce qui suppose qu’ils soient mobiles, interchangeables, et utilisables dans toutes les conditions. Je peux dire compte tenu de mon expérience industrielle que ce n’est absolument jamais le cas et que les coûts de transformation sont en général très sous-estimés, à la fois sur le plan économique et sur le plan social.

Tous les responsables économiques favorables au libre-échange considèrent que ces coûts sont des investissements nécessaires pour favoriser une amélioration de la situation et du bien-être collectif. L’ouverture aux échanges se traduirait donc par des processus de transformations structurelles qui susciteront des résistances, en général parce qu’elles provoquent l’apparition de nouvelles inégalités. Le libéralisme externe conduit à des mesures internes de compensation. En d’autres termes, le libéralisme externe conduit un renforcement des politiques internes non libérales, et par là-même réductrices de croissance pour les pays concernés.

Le temps n’intervient pas dans le raisonnement de Ricardo. Pourtant c’est sans doute là où se trouve la faille principale. La théorie de la spécialisation suppose une réallocation des facteurs de production. Cette réallocation ne peut se faire que dans des délais d’autant plus longs que la spécialisation est importante. Dans le cadre choisi par Ricardo, le passage d’une économie portugaise réorientée uniquement sur la fabrication du vin, ne peut se réaliser que sur une dizaine d’années environ.

Par ailleurs toutes les spécialisations ne se valent pas à court terme et long terme. Certaines se font dans des domaines où l’accroissement de la productivité est particulièrement important. C’est le cas du drap en Grande-Bretagne. Des lors qui dit rendements croissants dit coûts décroissants. D’autres butent sur des rendements décroissants et des coûts d’exploitation croissants. Si un pays, à partir des coûts comparés actuels, se spécialise dans des activités à rendements croissants (par exemple industrielles) et l’autre dans des activités à rendements décroissants ou croissant moins vite, (par exemple agricoles), les gains d’échange du premier s’accompagnent d’une hausse de son revenu réel (cas de l’Allemagne à partir de 1945). Tandis que le second pays, à l’inverse, voit d’une part se réduire progressivement ses gains d’échange et, d’autre part, son niveau de vie s’abaisser à la suite de la croissance des coûts de sa production destinée à la consommation interne.

Mais il y peut y avoir des situations de « croissance appauvrissante ». La croissance de l’exportation et de la production entraîne celle du revenu du pays exportateur. Mais cette croissance même des quantités exportées, dans le cas d’un pays monoproducteur en particulier de matières premières peut s’accompagner d’une dégradation des termes de l’échange. Le revenu réel du pays, en est détérioré. Keynes en avait conclu que les gains même « réels et substantiels », ne suffisaient pas à garantir la croissance à long terme, ce qui est corroboré par l’analyse historique. On doit donc en déduire que le libre-échange n’est pas la meilleure des politiques possibles. En est-elle pour autant « la plus raisonnable des solutions imparfaites » ?

III – L’approche par la théorie des jeux

L’ensemble des problèmes étudiés par la théorie des jeux, s’appuie sur le dilemme du prisonnier. Chacun connaît le dilemme, où chacun des deux suspects doit mener sa stratégie en fonction du comportement qu’il suppose de l’autre. Rappelons le principe de 2 prisonniers suspectés mais qui n’ont pas avoué. Tenu au secret réciproque, leur peine dépendra du comportement de l’autre :

  • si les deux avouent, ils auront chacun mettons quatre ans de prison

  • si l’un avoue, et l’autre pas, celui qui avoue sera libéré et l’autre aura 5 ans de prison.

  • Si les deux se taisent, ils auraient chacun seulement deux ans.

Le comportement séparé, conduira les deux à avouer et avoir quatre ans de prison. Alors que leur intérêt serait de coopérer.

Pourquoi dès lors que la théorie des jeux à jeu unique conduit à la trahison respective, la coopération parvient-elle va s’instaurer de manière quasi systématique dans le monde vivant. Dans tous les comportements de la nature, on constate que d’une part dans un milieu désorganisé cette coopération parvient à s’imposer et que d’autre part elle puisse se maintenir dans la durée, de manière quasi systématique. Cette contradiction apparente ne peut être résolue qu’en faisant appel à ce que l’on nomme « le dilemme du prisonnier itéré ». L’itération suppose la répétition des comportements avec des stratégies qui sont liées au comportement des partenaires ou opposants. Les décisions de coopération ou de trahison sont définies et répétées en fonction des comportements des autres.

Ces théories ont été étudiées dans les années 1990, essentiellement par des mathématiciens spécialistes des mathématiques en sciences sociales. Ce sont les études du professeur Axelrod (de l’université de Ann Harbor) relayées en France par l’université de Lille, avec le professeur émérite Jean-Paul Delahaye, et le professeur Philippe Mathieu. Ils démontrenten particulier :

  • que la coopération s’instaure de manière assez robuste et naturellement.

  • que le gain de la coopération suppose une stratégie des acteurs qui dès lors revêt une importance considérable.

  • Parmi toutes les stratégies étudiées, on constate que même si la stratégie du donnant-donnant (qu’on peut traduire par œil pour œil dent pour dent) n’est pas toujours la plus gagnante, elle est toujours une des mieux placées pour le gain collectif¹.

  • Enfin il y a des stratégies qui peuvent être beaucoup plus gagnantes, ainsi la stratégie dite méchante qui ne cherche jamais la coopération, et qui conduit naturellement à ce que les acteurs sortent du jeu de la coopération. Mais cette stratégie est néanmoins toujours une mauvaise stratégie sauf pour de très courtes parties.

  • Ces théories se compliquent du fait des comportements variés des différents acteurs. On peut expliquer ainsi le comportement de coopération entre deux nations, mais cette coopération doit également tenir compte des comportements des acteurs individuels au sein de ces nations. On peut avoir ainsi un comportement coopératif au niveau international, et des comportements non coopératifs à l’intérieur de ces nations ou de groupes de nations (on en a un exemple, avec la fabrication et la pose des panneaux photovoltaïques. La France fabrique les panneaux en concurrence avec la Chine, l’Allemagne s’est spécialisée dans la pose de ces panneaux.) Ainsi on peut avoir s’emboîtant comme des poupées russes, des stratégies de coopération un certain niveau et ayant en leur sein des stratégies de non-coopération.

L’analyse des formes de coopération

  1. Les analyses qui ont été faites par le professeur Axelrod amènent aux conclusions suivantes :

  • après de multiples analyses, et des stratégies diverses proposées par de très nombreux acteurs, il apparaît qu’aucune des stratégies les plus sophistiqués ne peut rien faire contre la réactivité, la souplesse et la simplicité du donnant-donnant.

  • La deuxième conclusion, et que même dans un environnement d’égoïsme général, sans autorité supérieure de contrôle, il est plus payant de prendre le risque de coopérer que de chercher à profiter de ceux qui vous ont fait confiance et que battre tout le monde n’est pas être le meilleur.

  • Dans une confrontation à deux, donnant-donnant ne gagne jamais car au mieux les deux joueurs font un score égal, mais cette stratégie est particulièrement intéressante car elle oblige l’autre à coopérer, car toute confrontation se traduit par une perte pour les deux joueurs.

La conclusion qu’on peut tirer de toutes les analyses et de toutes les stratégies menées sont

  • qu’il vaut mieux être gentil que méchant

  • il est indispensable d’être très réactif

  • et savoir pardonner rapidement

  1. il ne sert à rien de ruser (tricher comme par exemple Volkswagen), car seule la clarté des comportements permet une coopération prolongée.

Les conditions dans lesquelles s’exerce cette morale économique, se résument assez facilement. La plus importante est d’assurer la répétition des actes de coopération, et on verra que c’est sans doute la condition la plus difficile à réaliser au fur et à mesure que les protagonistes s’éloignent l’un de l’autre à la fois sur le plan géographique mais aussi sur le plan culturel et religieux.

La deuxième condition est qu’il faut savoir réagir à temps. C’est d’ailleurs une faiblesse des démocraties de prêter aux autres les comportements vertueux qui existent au sein de leurs organisations.

Il faut quand même souligner que la stratégie donnant-donnant est extrêmement robuste.

La traduction dans la vie des échanges internationaux

  1. La première question est de savoir si la répétition des opérations est réelle. Cette répétition est la condition sine qua non du gain de la coopération. Mais cette répétition n’est pas toujours naturelle dans 2 cas,

  • si le gain d’une seule opération est d’une telle ampleur pour l’un des partenaires, qu’il peut ainsi cesser la coopération, fortune faite. (Cas des repreneurs de Thomé Génot). Mais on retrouve cela dans les marchés d’armement.

  • L’importance du gain peut également modifier la nature et la longueur des opérations de coopération.

  1. La gentillesse peut être regardée en fonction des cultures et des comportements. Elle n’a pas la même définition pour les Chinois, pour les Japonais, pour les pays occidentaux comme l’union européenne. On voit d’ailleurs avec l’affaire Nissan Renault que des comportements non coopératifs sont en train de se mettre en place, les Japonais voulant récupérer Nissan.²

  2. Enfin les règles de fonctionnement des économies ne sont pas permanentes :

  • l’introduction de l’euro a modifié considérablement les relations internes à l’union européenne.

  • Autant les échanges internes à l’union européenne se font sur les mêmes règles, autant les échanges avec des pays plus éloignés et aux cultures très différentes ne peuvent se stabiliser de la même manière.

  • On peut également analyser le comportement de l’Allemagne nazie. Hitler a longtemps cru que les démocraties ne bougeraient pas après l’abandon de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie, etc. certains anglais ont d’ailleurs critiqué le gouvernement de n’avoir pas suffisamment préparé le changement d’attitude.

  1. On peut également trouver beaucoup d’autres exemples de transformation radicale des comportements qui introduisent dans les relations internationales des éléments nouveaux négatifs pour la coopération. Les essais truqués de Volkswagen qui correspondent un acte de tricherie. Mais également le Swiss Made qui est une mesure de protection du marché de l’horlogerie pour la Suisse, mais qui modifie considérablement la nature des échanges internes aux entreprises d’horlogerie. On peut également citer l’ensemble des mesures imaginées par Donald Trump pour équilibrer les échanges Chine États-Unis.

Conclusion

  1. Quels que soient les modes d’analyse, on ne trouve aucune justification théorique ou historique, prouvant que l’amélioration de l’activité économique est liée au libre-échange mondial. L’approche historique dément tout lien, et seule la période 1945-1975 présente une corrélation positive entre ouverture et croissance économique. Il s’agit bien d’une corrélation qui n’est pas une relation de cause à effet. Je pense en effet que la période de reconstruction d’après-guerre et le plan Marshall ont joué un rôle considérable.

  2. On constate au contraire que les périodes de croissance économique et surtout de développement industriel s’expliquent essentiellement par la protection douanière (des États-Unis au XIXe siècle et l’Allemagne avec le Zoll Verein), ou par une sous-évaluation monétaire permanente comme ce fut dans l’Allemagne d’après-guerre.

Les politiques monétaires de ces périodes ont été particulièrement adaptées et les pays qui les ont menées, avaient trois atouts essentiels du succès, une demande importante (reconstruction), des moyens de production disponibles, une capacité technique, et surtout une main-d’œuvre industrielle et agricole compétente. Ces ingrédients étaient indispensables pour que le plan Marshall puisse réussir. Mais on constate également que ces conditions ont été réunies dans certains pays d’Europe de l’Est (Tchéquie, Pologne) à compter de la chute du mur de Berlin en 1989

Nous sommes tout à fait en droit de dire que l’ouverture des frontières n’a été un atout qu’entre pays voisins, partageant une même culture, mais également à une période très spécifique de leur histoire. En aucun cas cela ne permet de prouver que le libre-échange a engendré la croissance.

  1. Si l’on prend la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, on s’aperçoit que dans la plupart des cas et au niveau des échanges mondiaux les hypothèses sur lesquelles s’appuie cette théorie ne sont pas respectées. Nous en conclurons donc que le libre-échange mondial, tout au moins au niveau européen, n’a avantagé que les pays qui avaient reconstruit leur industrie et leur agriculture à l’abri de la protection monétaire, sous-évaluation du mark, la dépréciation du franc dans le cadre du plan Rueff Armand et dévaluation Pompidou (qui a permis la construction d’une industrie proche de la défense de haute technologie sur la période 1958 1974, ainsi que le plan des centrales nucléaires, de rattrapage de télécommunications, de rattrapage des autoroutes, le développement des activités spatiales).

  2. Si l’on prend la dernière théorie examinée dans cette note, sur les fondements de la coopération, force est de constater que la dimension du marché mondial ne permet pas dans la majorité des cas de pouvoir s’appuyer sur une réelle coopération. La mise en place de stratégie de coopération est particulièrement difficile à mettre en place. J’ai personnellement de multiples exemples dans mon expérience industrielle ou cette coopération est particulièrement difficile à réaliser (cela est d’ailleurs souvent le cas même avec l’Allemagne) et pratiquement impossible de manière généralisée avec des pays comme la Chine, les États-Unis, le Japon. Même au sein de l’union européenne, certains pays ne cherchent pas à mettre en place cette coopération (avions de combat achetés par la Pologne et plus récemment par la Belgique)

  1. Au total il apparaît clairement que le libre-échange pour être utile à la croissance doit être sérieusement contrôlé et sa mise en œuvre faire l’objet d’une surveillance attentive. Je crois pouvoir affirmer que les conditions à respecter sont les suivantes :

  • une proximité géographique et culturelle importante.

  • Un respect de la stabilité des échanges rendant possible la mise en place de stratégie donnant-donnant. (Bienveillance, désir de la coopération, réaction rapide).

Nous pouvons donc affirmer que le libre-échange mondial dans lequel nous avons bâti l’ensemble du système commercial mondial, est une utopie irréaliste et dangereuse. Elle appauvrit considérablement les pauvres des pays riches. Mais beaucoup plus grave, ce libre-échange conduit à affaiblir la puissance industrielle et agricole des pays développés. Pour la France, les chiffres de la désindustrialisation parlent d’eux-mêmes. Pour l’Allemagne, dont la puissance industrielle est encore largement assurée par les industries développées sur la période de reconstruction, la décroissance est malgré tout sensible, et surtout certaines statistiques laissent penser que la période de fortes exportations de matériel et de biens d’équipement touche à sa fin. Le contenu en importations des exportations chinoises baisse d’année en année, comme il est normal pour un pays qui s’équipe comme la Chine (l’Allemagne ayant été un des grands fournisseurs de ces équipements).

Il est de la plus haute importance de se prononcer sur la nécessité d’un tarif extérieur commun (TEC) ou de mécanismes compensateurs de dérèglements monétaires.

Jean-Pierre Gérard Président du G21-Pomone, le 25 novembre 2018

¹ Il est étonnant de constater que l’étude de la théorie des jeux confirme certains préceptes de comportement dans la vie économique, résultats de pratiques millénaires. Y aurait il, comme je le pense, une sélection naturelle des organisations ? On sent d’ailleurs ainsi toute l’importance des comportements culturels et religieux.

² J’ai vécu personnellement une aventure comparable en Allemagne avec la société Pfister, filiale de la société française MPI dont j’étais le président temporaire pour en assurer le redressement. J’avais élaboré un plan de redressement qui nécessitait une partie du financement par les banques allemandes. Celles-ci me l’ont refusé, m’obligeant à céder cette société, à des actionnaires allemands à qui ils ont donné, non seulement le projet de plan que j’avais élaboré mais aussi l’ensemble des crédits qu’il m’avait refusés.