Ne caricaturons pas la liberté d’expression…

Pour que Samuel Paty ne soit pas mort pour rien.

POLITIQUE

Par Christian Despres Ingénieur général des ponts et chaussées

7/7/20246 min read

Y a-t-il encore une place dans l’unanimisme républicain dans lequel la laïcité militante nous entraine à communier… pour une opinion dissidente, même juste un peu ?

Oui, un professeur d’histoire géographie – une matière davantage sujette à la subjectivité – a été sauvagement assassiné. Décapité dans l’espace public à l’arme blanche.

L’assassin venait de contrées lointaines.

Il a cherché à faire justice par lui-même. C’est contraire à nos valeurs et à notre droit.

Le mode opératoire nous révulse. En France, on ne décapite plus légalement depuis 1981. Et on ne décapite plus à l’arme blanche depuis le milieu du XVIIIème.

Le grief formulé par l’assassin à l’encontre du professeur est d’avoir présenté des caricatures tournant en dérision certains dogmes d’une des religions du Livre.

L’une d’entre elles – cela semble avéré – représentait le personnage divin de la religion concernée dans une position humiliante, l’anus en l’air, les parties génitales ostensiblement pendantes et s’égouttant. Une étoile jaune, référence probable au génocide juif de la seconde guerre mondiale, posée sur l’anus.

L’exégèse de cette caricature particulière, à ma connaissance n’a pas été faite. La plupart des commentateurs devant s’en tenir à l’effet visuel des quatre éléments saillants : islam, couilles, cul, juifs. Le registre lexical est volontairement hétérogène, de nature à provoquer des associations… discutables.

Il est rapporté que cette caricature aurait été qualifiée de pornographique. Avant de discuter la pertinence d’une telle allégation, rappelons comment Larousse définit la pornographie : « Présence de détails obscènes dans certaines œuvres littéraires ou artistiques ». Il nous renvoie à obscène : « Qui blesse ouvertement la pudeur, surtout par des représentations d’ordre sexuel ou scatologique. ». Puis à scatologique : « Propos ou écrits grossiers où il est question d’excréments. »

Dans le contexte scolaire, auprès d’enfants d’environ 13 ans, le qualificatif « pornographique », tel que défini par Larousse, appliqué à l’œuvre concernée, apparaît adéquat.

Le professeur l’avait d’ailleurs pressenti puisqu’il a cru adapté d’en prévenir les élèves. Ce faisant – l’enfer restant pavé de bonnes intentions – il induisait de fait une séparation de sa classe en deux groupes. Il est tout à fait recevable que cette séparation n’a en rien été constituée sur une base religieuse, laïcité oblige. Mais la possibilité que l’une au moins des caricatures soit ressentie comme licencieuse par certains élèves en fonction de leur origine culturelle était fort prévisible.

Notons que deux présidents de Région n’ont pas eu cette prévention. En projetant des caricatures géantes sur les hôtels administratifs de Montpellier et Toulouse, ils en ont carrément imposé la vision à la population. Ils n’ont toutefois pas manqué de choisir les plus « montrables », se censurant eux-mêmes au cours de cette leçon de résistance à la censure !

Samuel Paty avait lui laissé le choix et, matériellement, n’avait pas cherché à agrandir les caricatures.

Il est facile de se placer après coup dans le rôle de donneur de leçons. La « liberté d’expression » est « inscrite au programme », il fallait bien l’aborder et la présentation de caricatures pouvait être perçue comme un biais concret et actuel, donc pédagogique !

Dans notre pays très attaché à la liberté d’expression, l’art de la caricature fait florès depuis le XIXème. D’autres choix que les caricatures de Charlie Hebdo étaient possibles tout aussi efficaces pédagogiquement, qui auraient pu éviter un cloisonnement de la classe.

On connaît la suite. Terrible.

On cherche bien sûr à établir la chaine causale : caricature, prophète, Islam, mosquées, imams, réseaux sociaux, viralité, violence, mort.

La mort violente, ultra-violente même, d’un « Hussard noir » c’est la République qui est touchée. Il s’appelait Samuel Paty. Un hommage national lui est dédié, mercredi 21 octobre, 5 jours après son assassinat.

C’est le 11ème hommage sous la présidence d’Emmanuel Macron. A la Sorbonne cette fois. A cette occasion, le président de la République affirme avec force : « nous ne renoncerons pas aux caricatures ».

Le droit à la caricature vient ainsi d’être érigé en dogme républicain, donc intangible. Le chef de l’Etat ne lui fixe aucune limite, le rendant absolu. C’est juridiquement innovant ; a une époque, on apprenait à l’école que toute liberté (ou tout droit) est susceptible d’abus.

Permettons-nous d’analyser ce droit à la caricature et son utilisation récente.

On peut tous s’entendre sur la définition donnée par Larousse « la caricature est une représentation grotesque, en dessin, en peinture, etc., obtenue par l’exagération et la déformation des traits caractéristiques du visage ou des proportions du corps, dans une intention satirique. ».

On se souvient combien Louis Philippe en fit les frais à son époque, et par la suite, en France, la plupart de nos hommes politiques.

La spécificité de la caricature récente (peut-on la qualifier de « moderne » ?), dont on peut faire remonter la naissance aux années 1960, est d’avoir rebondi sur la « libération sexuelle ». Il y avait, il faut en convenir, un espace à occuper dans l’espace public que des événements comme Mai 68 ont contribué à déverrouiller. Globalement, cette société des « trente glorieuses », marquée par les difficultés humaines et matérielles de la guerre et de la reconstruction, est en quête d’hédonisme. Non sans résistance, les références morales deviennent plus tolérantes. N’en citons qu’une, insusceptible aujourd’hui de choquer : le divorce. Cette situation longtemps ressentie comme marginalisante est aujourd’hui totalement banalisée dans les relations sociales.

Nos caricaturistes « modernes », avec le double effet de l’irrévérence vis-à-vis des politiques (mordant souvent avec l’irrespect) et de l’outrance des références dans le domaine sexuel faisaient grincer autant qu’ils suscitaient une certaine complicité, ouverte ou dissimulée.

Se moquer des puissants, les ridiculiser jusqu’à l’humiliation participe d’une revanche populaire. Non-violente elle joue un rôle de soupape utile aux puissants eux-mêmes, puisque stabilisatrice.

Concrètement, les représentants de l’ordre établi, les politiques, les patrons, les curés et les bonnes sœurs… en ont pris pour leur grade pendant toute cette époque.

Mais nous étions d’une certaine façon « en famille ». Référence à l’histoire de notre pays, tout cela était assimilable à une forme de confrontation d’idées. Même de mauvais goût, on n’en ressentait aucune menace directe ou nouvelle :

  • Les politiques ont le cuir épais.

  • Les patrons ont pris conscience de la lutte des classes.

  • Le clergé se loue de tendre la joue gauche.

Les choses se sont corsées à la fin du siècle dernier sous le double effet :

  • de la montée de la revendication identitaire du monde musulman ;

  • de la mondialisation, et de l’usage courant des réseaux dit « sociaux ».

La revendication identitaire a d’abord, en France, une raison objective : la croissance démographique des populations immigrées de religion musulmane. D’autres déterminants peuvent être cités, comme la sensibilité à la situation du Moyen-Orient, mais l’explication démographique est à elle seule suffisante.

Cette population, dont la moyenne d’âge est basse, ne bénéficie pas du même recul que les enfants de « mai 68 » pour « apprécier le sens profond » des unes de Charlie Hebdo.

Il en va ainsi du relativisme culturel, l’adaptation prend du temps, et en attendant qu’elle fonctionne, l’incompréhension s’installe. Le Charlie de ces dernières années n’a fait que traiter les imams comme avant les curés, Mahomet comme Jésus Christ, au risque d’être moins bien compris par les uns que par les autres.

C’est le moment de citer Averroès :

« L’incompréhension mène à la peur, la peur mène à la haine, la haine mène à la violence ».

Avec les réseaux sociaux, ce système de cause à effet prend aujourd’hui place dans un monde de communication sans frontière. La presse papier, support de diffusion historique des caricatures, n’avait qu’un lectorat limité et dans un périmètre géographique restreint. Très peu de chance que Charlie Hebdo ait alors été lu dans un pays éloigné peu porté sur les controverses germano-pratines.

Avec internet toutes ces frontières ont explosé. La diffusion est immédiate, mondiale, gratuite. Les prosélytes se multiplient qui se nourrissent prioritairement de toute publication porteuse d’extravagance. Ils savent leur trouver un public, selon les cas, hostile ou favorable.

La suite est régie par une sorte de loi médiatique des grands nombres : « quand vous adressez un message susceptible d’être ressenti comme provoquant à un milliard de personnes, la probabilité de blesser gravement l’une d’elle est proche de 100% ». A son tour, le blessé peut blesser, voire tuer.

Qu’en déduire en fin de compte ?

Qu’il faut se soumettre au diktat de la violence ? Certainement pas. Mais prendre en compte l’accroissement du niveau de risque qui découle de la mondialisation de l’information. L’époque des duels d’honneur est révolue, on ne choisit plus ni le lieu, ni le moment, ni les armes.

Etouffer la fécondité de sa pensée ? Pas plus mais en faisant l’effort de la clarifier. On peut se gausser de la pudibonderie de certaines religions en y répondant par des images « osées ». Mais si le fond du débat est réellement religieux c’est sur ce terrain qu’il faut s’exprimer. Difficile de prétendre que la scatologie puisse alors servir d’unique d’un argumentaire.

Concluons avec le président de la Conférence des évêques de France (CEF). Mgr Éric de Moulins-Beaufort suggère de faire en sorte que « l’amour soit plus fort que le blasphème ».

Un droit n’a-t-il pas toujours un devoir comme corollaire ?