Partie I. Changement de paradigme : un projet de réforme monétaire
MONNAIE PLEINE
Gérard LAFAY Professeur émérite, Université Paris 2 ET Christian GOMEZ Docteur en Sciences Économiques et ancien dirigeant de banque suisse
7/7/202411 min read
Les insuffisances du présent système monétaire
Le projet Suisse de refondation et les effets attendus
Un nouveau paradigme de la dette publique
La gestion de la phase de transition entre ancien et nouveau système
[Gérard LAFAY]
Beaucoup d’orateurs ont signalé précédemment que la masse monétaire était devenue extravagante au niveau mondial. La masse monétaire actuelle est d’abord le fait des banques privées. Celles-ci créent de la monnaie ex-nihilo par le moyen du crédit bancaire, et cela représente la plus grande partie de la masse monétaire mondiale.
Plus récemment, pour tenter de faire face à des crises financières récurrentes, les banques centrales des principaux pays développés ont mis en œuvre les mécanismes d’assouplissement quantitatif, le quantitative easing, qui consiste à racheter régulièrement des titres de dettes aux agents financiers.
Résultat, la part des banques centrales dans la masse monétaire représente aujourd’hui 24 000 milliards de dollars, c’est-à-dire 30% du PIB mondial alors qu’au début des années 80, elle n’en représentait que 6%.
Il y a donc deux phénomènes qui s’ajoutent, d’abord la création monétaire par les banques privées (monnaie, dépôt, crédit de dépôt…), puis la création monétaire par les banques centrales qui s’est rajoutée depuis un certain nombre d’années. Cette solution du quantitative easing a aggravé la création monétaire en encouragent la spéculation sur les actifs existants et donc la montée du prix des actifs immobiliers ou coursiers. En revanche, cette création monétaire a permis de sauver temporairement l’euro, mais cela n’a eu que peu d’effet sur l’économie réelle. Alors, cette création monétaire excessive est au cœur du mécanisme pervers de « financiarisation de l’économie », elle est la source de perturbations majeures de l’économie. Elle a un impact direct sur les banques et les bénéficiaires de leurs crédits. Par le pouvoir d’achat qu’elle crée, les banques donnent une capacité d’appropriation prioritaire qui leur permet de jouer sur le mouvement de fluide, de créer et de spéculer sur le prix des biens et des actifs. En s’appuyant sur les effets de leviers, les dirigeants des banques réalisent des fortunes gigantesques, et l’un des phénomènes majeurs que j’observe aussi, est l’accroissement des inégalités de revenus. Les spéculateurs peuvent bénéficier des largesses bancaires.
La réforme monétaire proposée par la confédération helvétique s’inscrit dans les travaux de Maurice Allais, qui lui-même prenais des propositions de formes diverses, formulées par des ténors de la science économique. Il ne s’agit donc pas d’une vieille idée mais bien de quelque chose d’autant plus d’actualité que la situation actuelle du monde occidental, qui nous permettrai de sortir de nombreuses crises et spéculations que l’on a constaté depuis un certain nombre d’années.
Le référendum helvétique est donc quelque chose de très important et je passe désormais la parole à Christian Gomez qui va développer cette idée.
[Christian GOMEZ]
Je vais effectivement développer cette question sur le référendum helvétique, mais je voudrais revenir d’une manière assez systématique sur la critique du système actuel, pour que tout le monde comprenne bien ce qui est en question. Je crois que ce réquisitoire contre le système actuel peut se développer autour de trois axes généraux : un système présentant des tares rédhibitoires, non maîtrisable, et les séquelles de la dernière crise le rende encore plus pernicieux.
Concernant les tares rédhibitoires du système, je distinguerais quatre facteurs : deux facteurs d’instabilité majeure, un facteur d’inefficacité et un facteur d’iniquité.
Le premier facteur d’instabilité majeure, qui est au cœur du fonctionnement du système économique, est la création de monnaie par le crédit bancaire. Il faut bien comprendre qu’il y a une différence entre un financement par l’épargne et un financement par la création monétaire. Un financement par l’épargne désigne quelqu’un qui a bénéficié d’un revenu, donc qui a réalisé une production, et qui va la transférer à un autre, contre une rémunération temporaire. La création monétaire est quelque chose de tout à fait différent. C’est un pouvoir d’achat sur la production qui est créé sans aucune contribution au préalable, d’où le rapprochement effectué par des économistes comme Allais par exemple, entre l’activité du banquier et celle du faux monnayeur, car d’un point du point de vue économique, les effets sont similaires. Donc, au cœur du fonctionnement du système, il y aujourd’hui la création monétaire par le crédit bancaire, c’est-à-dire la création d’un nouveau pouvoir d’achat qui va venir se juxtaposer au revenu déjà créé.
Ce qu’il faut comprendre dans ce système, c’est que les opérations bancaires, que ce soit une décision en matière de crédit (comme les achats et vente de devises) sont la source de création et de destruction de la monnaie circulante dans l’économie. Ce sont donc des décisions privées qui dépendent des humeurs des prêteurs et des emprunteurs qui vont déterminer l’alimentation monétaire d’une économie qui, bien sûr, sera cyclique ; quand tout ira bien, l’argent coulera à flot, à l’inverse quand tout ira mal, on constatera une raréfaction totale de la liquidité dans l’économie.
Par ailleurs, ce pouvoir incroyable qu’est le pouvoir d’achat par la création monétaire va activer tous les comportements spéculatifs. Les régulations mises en place pour les calmer vont amplifier les déséquilibres initiaux dans des secteurs sensibles comme l’immobilier ou les marchés financiers. Vous le savez, la régulation Bâle III par exemple, poussent les banques et les prêts vers des secteurs (réputés) plus sensibles.
Ainsi le premier facteur d’instabilité est que nous avons avec ce mécanisme du crédit bancaire la combinaison d’une économie « yo-yo » et d’une banque « casino ».
Cette instabilité est d’autant plus dangereuse qu’elle est démultipliée par l’entremêlement des systèmes de paiement et de crédit.
Les dépôts à vue sont la contrepartie d’un crédit puisque ce sont ces crédits qui créent les dépôts. Les dépôts à vue sont également des moyens de paiement qui par définition sont disponibles à vue. Cela signifie que dès que la confiance fait défaut pour un acteur significatif dans ce milieu, c’est l’entièreté du système qui risque de se bloquer : le système de paiement, le système de crédit donc bien entendu le système économique tout entier. Le « too big to fail » vient de là. Si la confédération suisse a sauvé l’UBS, c’était tout simplement parce que si l’UBS tombait, c’était tout le système suisse qui tombait avec.
Le troisième facteur que je voudrais signaler est ce que j’appellerai « l’inefficacité structurelle » qui porte plutôt sur les performances à long terme de l’économie. Comme il y a dans ce système un entremêlement entre le financement par le crédit bancaire et le financement par l’état, les taux d’intérêts sont influencés par les injections monétaires qui perturbe la recherche de l’équilibre par l’investissement. La détermination d’un taux d’intérêt naturel résultant de cette confrontation entre l’épargne courante et les besoins d’investissement, est tout simplement une condition d’efficacité maximale de l’économie.
Le dernier facteur rédhibitoire est l’iniquité structurelle du système. Il y a un facteur d’iniquité sociale qui est lié au revenu non gagné résultant du privilège de création monétaire (c’est pour cela qu’historiquement, il y eut une lutte afin d’acquérir la rente monétaire). Qui dit « privilège » dit « rente », et la rente monétaire est bien réelle puisqu’il s’agit de prélever des intérêts sur des fonds créés ex-nihilo par le mécanisme du crédit et potentiellement renouvelable à l’infini. À cela s’ajoutent les gains liés à l’utilisation de ce pouvoir. Je vous signale qu’avant la crise, quand on regardait les profits des sociétés américaines, nous étions stupéfaits de voir que le secteur bancaire (15% de l’ensemble des sociétés) effectuait un profit qui représentait plus de 50% des profits de l’ensemble des entreprises américaines.
Donc pour moi ce sont des tares rédhibitoires dans un système qu’on ne peut pas maîtriser.
Le premier problème qui empêche sa maîtrise est celui du maintien de la confiance des déposants. L’argent que vous pensez disposer à la banque n’est pas réel, n’est pas matériel, c’est une créance que vous avez sur la banque. Pour faire face à cela, les autorités ont trouvé un compromis qui risque de se révéler inopérant à la première crise majeure. Cela est donc une première approche évaluée pour tenter de maîtriser ce système instable et explosif.
L’approche prudentielle que vous connaissez vise à renforcer le capital des banques et à protéger l’économie et la société des agissements des banquiers en encadrant leur conduite. Mais comment agis-t-on ? On dit « augmenter les ratios de capital » … Mais jusqu’à quel niveau ? Les réglementations sont nombreuses, coûteuses, mais sont-elles efficaces ? L’expérience montre qu’elles sont souvent contournables. En plus de cela, les lobbys bancaires œuvrent toujours à les alléger au nom du fonctionnement des marchés, au nom de la concurrence etc…
Donc ce que je voudrais dire est que cette approche prudentielle entraine toujours plus de distorsions qui vont à l’encontre des objectifs affichés. Cette approche conduit à un coût de fonctionnement de plus en plus élevé pour des résultats problématiques et souvent contre-productifs.
Je vais terminer sur un troisième point : celui de la politique monétaire, qui est un élément majeur et déterminant de la politique de régulation. C’est réellement là où tout est à remettre en question. Les instruments, qu’elles soient par les interventions par le taux directeur ou les achats massifs d’actifs, sont imprécis, inefficaces et potentiellement nuisibles par leurs effets induits.
Deuxièmement, le cadre général de cette politique (l’approche dite inflation targeting) s’est avérée être un désastre dans les phases ascendantes, c’est-à-dire avant 2008.
Voilà ce que je voulais dire sur les critiques du système actuel. Quand on veut faire des réformes, il faut prendre en compte l’héritage et il faut que tout le projet de réforme donne des instruments pour trouver des solutions. En Suisse, il y a un problème : pour défendre le taux plancher du franc suisse par rapport aux autres devises, ils ont acheté massivement des devises et vendu du franc suisse. Ils se retrouvent avec des réserves de change considérables (c’est le côté positif), mais les liquidités excédentaires du système bancaire en Suisse sont considérables. C’est un problème majeur qu’il va falloir résoudre et je considère que l’application de la monnaie pleine permettrai de résoudre tous ces problèmes.
Alors, la « réforme monnaie » pleine est enfaite dans la droite ligne de cette haute tradition économique qui va de Ricardo jusqu’à Wolf. Avec cette réforme, il s’agit de changer la donne en supprimant ce qui est considéré comme le cancer des économies de marché et des démocraties : la création monétaire par le mécanisme du crédit. Comme disait M. Gérard tout à l’heure, le concept « monnaie pleine », on l’aime ou on ne l’aime pas, c’est un concept marketing qui a fait l’objet de beaucoup de cogitations. Pour les économistes, soyons clairs, le terme usuel est « monnaie de base ».
Dans la présentation historique de la réforme, il était question comme vous le savez d’ouverture intégrale des dépôts par de la monnaie de base, c’est ce qu’on appelait le 100% money de Irving Fisher. L’apport d’un sociologue allemand et d’un économiste anglais en 2000 fut de proposer un short cut en faisant des dépôts à vue, de la monnaie pleine et électronique émise directement par la banque centrale. D’ailleurs, pour l’émission de cette monnaie, le processus sera absolument identique à celui de l’achat de billets, le rôle des portes-feuilles étant joués par des compte hors-bilan qui seront gérés exactement comme le sont les titres.
Aujourd’hui, que va-t-il se dérouler ? Les détenteurs de dépôts ordonneront aux banques de virer le montant adéquat de dépôt à vue sur leur compte en monnaie électronique. Les banques achèteront cette monnaie auprès de la BNS en utilisant leur liquidité ou en empruntant auprès de la Banque Centrale. Ensuite, les banques feront le transfert sur les comptes hors-bilan. Dans les comptes de la BNS, cela se fera par un simple transfert de poste à poste, réserves des banques en baisse, monnaie électronique en circulation en augmentation. Si plutôt que d’acheter de la monnaie électronique, les gens avaient acheté des billets, cela aurait été la même chose, simplement ce qui aurait augmenté c’est le poste « billets en circulation ».
Ce qu’il faut retenir et ce sur quoi nous devons réellement porter attention est : quels sont les changements qui sont introduits par ce passage à la monnaie pleine ? Et bien je vais vous dire que du point de vue de la pratique des agents économiques au jour J, les changements sont extrêmement bénins parce que les détenteurs de monnaie électronique vont les utiliser comme ils utilisaient leurs dépôts à vue. Les banques auront exactement le même portefeuille d’actifs et de rendements et continueront à œuvrer avec les mêmes clients. Les comptes d’exploitation des banques ne seront pas bouleversés, bien au contraire.
Donc les seuls qui vont beaucoup travailler dans cette période de transition sont les informaticiens et les juristes, mais rien ne changera pour les agents économiques et les banques.
Les sept changements fondamentaux sont :
L’immunité du fonctionnement du système contre tout risque
systémique. Il n’y aurait aucune panique concevable sur les comptes
courants des agents économiques.La déconnection des circuits de transactions et de financement.
L’indépendance totale de la BNS qui jouera son rôle de chef d’orchestre
avec pour seul objectif de maintenir l’économie suisse sur son sentier de
croissance optimal.La renaissance du vrai rôle des marchés de capitaux ce qui renforcerait l’efficacité de l’économie suisse. La BNS n’entrera jamais en interférence avec les marchés de capitaux ce qui permettra une ouverture générale à la concurrence entre les acteurs financier.
La réappropriation de la rente monétaire : l’injection de monnaie par la BNS correspond à une réappropriation de la rente monétaire.
La refondation de la politique économique sur des bases nouvelles propres à la rente plus efficace. Elle permettra d’agir directement et d’une manière plus précise sur l’équilibre du circuit économique par un contrôle de la monnaie circulante. Les politiques monétaristes des années 80 ont essayé d’obtenir le même résultat mais en contrôlant uniquement la base monétaire, ce qui est impossible dans un système fractionnaire
Une meilleure interaction entre la politique monétaire et la politique budgétaire.
En conclusion je crois que la supériorité du système « monnaie pleine » par rapport au système actuel ne devrait faire aucun doute. Je ne suis pas un optimiste invétéré, je suis réaliste. Nous faisons face à une mitraille que j’aurais pu imaginer auparavant. Des économistes que je croyais honnêtes défendent sur le plan économique des positions indéfendables. C’est donc une opportunité non négligeable de relancer le débat sur le pouvoir de création monétaire.
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